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toi. J’en parlais encore, il y a trois jours, avec Baldensperger, qui était venu m’annoncer que son général me refusait décidément toute permission…

Je te disais tout à l’heure qu’il n’y aurait plus de permission pour moi, et cela m’agace un peu, car, par je ne sais quel scrupule d’ouvrier trop consciencieux, j’aurais voulu me débarrasser de cette dernière corvée universitaire qu’est la soutenance, et depuis six semaines je joue un assez ridicule personnage avec tous mes rendez-vous demandés et contremandés. Mais maintenant je suis entré dans une phase de résignation stoïque : je laisse tout tomber hors la pensée de la guerre. J’envoie au diable la Sorbonne et même les permissions, et je ne veux plus faire que strictement mon métier. C’est un dur et beau métier ; et je ne donnerais pas ma place de commandant de compagnie pour toutes les sinécures de l’arrière. Ne pouvant conquérir la tranchée d’en face, j’essaie, du moins, de conquérir mes hommes : c’est passionnant ; et tout le mal qu’on se donne à sa rançon de joie. Jusqu’ici nous ne sommes pas pris dans la fournaise ; mais d’occuper la tranchée où je suis depuis trois mois suffit pour rendre la vie incertaine et précaire. Je t’écris ceci à trois heures du matin, entre deux rondes d’avant-postes, là où les grenades, les fléchettes et les balles ne cessent guère toute la nuit d’aller et venir entre les deux fronts. Plus d’une fois, en voyant emporter tout sanglant l’un de mes braves poilus, je me suis demandé comment j’étais encore intact. Mais même si je ne devais jamais connaître l’horreur sacrée de l’assaut, je me considère comme un homme mort, et j’essaie de me considérer ainsi paisiblement et sans révolte. Ce serait tout de même mélancolique de mourir sans avoir revu de chers amis comme toi[1]. Allons, n’y pensons pas. Je t’embrasse de tout cœur en pensant à la victoire française !


PIERRE-MAURICE MASSON.

  1. Celui qui écrivait ces lignes émouvantes devait périr 1er 16 avril.