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ne semblait avoir rien perdu de cette élasticité quasi juvénile qui se conserve, bien après la soixantaine, chez tant d’Américains des classes supérieures, comme s’ils avaient le secret de prendre de l’âge sans vieillir. Mais une sorte de lassitude morale, me dit-il, l’accablait, et il m’en donna tout de suite le motif : la guerre.

— J’ai été de ceux qui la croyaient pour jamais bannie des mœurs de l’humanité, ou, du moins, reléguée parmi les nègres, — les nègres de la plus basse Négritie, — au plus épais des brousses de l’Afrique centrale. Or, la voici qui reparait, armée d’une férocité sans précédent, la férocité scientifique. Je ne puis me tourner vers l’Europe sans me demander si nous n’assistons pas au suicide de la civilisation. Mais, quand je ramène mes regards vers l’Amérique, je suis tellement attristé du rôle joué par ses protagonistes dans les coulisses de la tragédie mondiale, que je vous envie les affres héroïques de votre épreuve, à vous, les peuples alliés qui, chaque jour, consentez les pires souffrances et la mort même, plutôt que de céder une parcelle de votre dignité, un atome de votre droit. Brave petite Belgique ! Son nom seul est un soufflet sanglant pour nos politiciens de la paix à tout prix. Et la France, la chère France ! Vous savez si je l’ai toujours aimée comme une patrie spirituelle, la terre d’élection des pensées justes, du verbe clair, du geste éminemment humain. Présentement, je voudrais l’embrasser toute, pour la superbe leçon de civisme que ses enfans, du plus humble au plus illustre, donnent à l’univers. Elle vaincra, parce qu’elle aura mérité de vaincre en commençant par remporter sur elle-même la plus difficile des victoires. Le temps en est encore bien éloigné sans doute. Et d’ici là, que de ruines, que de sacrifices ! Mon âme saigne avec la vôtre. Mais je ne vous plains pas, oh ! non, je ne vous plains pas. C’est vous qui avez le beau lot.

Ainsi me parlait, en un français dont je n’ai reproduit que les termes essentiels, cet Américain d’une plus grande Amérique, — celle de Washington et de Lincoln. Quatre mois plus tard, hélas ! il n’était plus. Son fils, en m’annonçant l’affligeante nouvelle, m’écrivait : « On peut dire que la guerre a précipité sa fin et qu’il est moralement tombé pour la France. » Oui, nous lui devons les honneurs militaires, comme à l’un de nos morts,