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— Dis un peu, ma chérie, — lui demande sa « Tatia, » — comment s’appelle-t-il, celui qui te fait regretter la fin de ces soirées ?

Cet heureux gaillard s’appelle Rodolphe Walther. Il est un peu gros, un peu chauve, sans compter les motifs inconnus qui l’ont fait « réformer. » Mais il chante les rôles de ténors wagnériens au Grand-Théâtre de la ville ; et n’est-ce pas un scandale que, depuis la guerre, son stupide directeur ait réduit ses gages mensuels à deux cent cinquante marks ? Aussi bien Walther a-t-il promis de venir, tout à l’heure, à la « soirée de guerre : » — Tatia pourra l’entendre dans son air de Lohengrin !

— Il y a déjà plusieurs mois que nous nous aimons, — poursuit « confidentiellement » la mignonne Loni. — Dès avant l’hiver, j’ai remarqué la façon indiscrète dont mon Rudi me dévisageait dans la rue. Ces artistes, vous savez comment ils sont tous ! J’avais même quelque peur qu’il m’abordât en public. Mais cela, il ne l’a point osé ; et ce n’est qu’après le départ de tous les officiers pour le « front » que ses regards sont devenus vraiment significatifs. Et puis, un jour, — un certain jour que je n’oublierai jamais, le dernier dimanche de novembre, — voilà que ses yeux m’ont dit bien nettement : « Toi, ma douce petite chatte, oh ! combien j’aurai de plaisir à te prendre dans mes bras et à te manger de baisers ! »

— Et est-ce que tu t’es laissé manger de baisers ? — demande Mme von Duffel, « infiniment amusée. »

— Mais, Tatia, à quoi penses-tu ? Oublies-tu que je suis une jeune fille comme il faut ?

Par quoi cette « jeune fille comme il faut » allemande ne réussit d’ailleurs à tromper ni sa tante, ni, — tout au moins pour longtemps, — les lecteurs du roman dont elle est, avec sa susdite tante et l’une de ses amies, la principale héroïne : car à peine va-t-elle avoir retrouvé son ténor, au chapitre suivant, que nous l’entendrons lui proposer un nouveau rendez-vous, dans le même coin du Parc de la Ville où, l’avant-veille, elle s’est sentie si heureuse entre ses bras !

Pareillement encore la gracieuse enfant, au cours de son entretien avec Mme von Duffel, commence par jurer ses grands dieux (ses dieux allemands) qu’elle n’a jamais eu d’amoureux avant le gros ténor dont elle célèbre la « modestie » touchante, en ajoutant « qu’il a devant soi le plus bel avenir. » Mais un éclat de rire de la subtile tante suffit à triompher de cet essai de mensonge. Oui, avant le ténor Walther, il y a eu le lieutenant Kettner : et « c’est bien par la faute de celui-ci » que Loni a cessé de l’aimer. Car, d’abord, quel besoin avait-il de partir