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plus près de l’allemande que de la nôtre. De son poste, le commandant de Kerros l’observait à la jumelle : l’homme ne remuait plus. Il était mort sans doute, achevé par un fusant de 77 qui venait d’éclater tout près de lui. Dans l’après-midi cependant, nos guetteurs, par les créneaux de la tranchée, crurent remarquer que le corps avait bougé. Lentement, imperceptiblement, il se déplaçait dans notre direction. Le Moalic vivait-il encore, ou ce déplacement n’était-il que l’effet des soubresauts de l’agonie ? La nuit était venue, mais une nuit pire que le jour, avec les blancheurs crues dont l’inondaient les artificiers boches ; on avait fini par perdre tout espoir : une voix faible, un souffle, appela tout à coup près de la tranchée. C’était Le Moalic. Il était une heure et demie du matin. Il avait mis tout ce temps à traverser sur le ventre, dans les intervalles des fusées, ces 140 mètres de terrain plat. Il grelottait. « Ranimé par du rhum, dit son capitaine, il nous expliqua qu’il avait fait le mort tout le jour et qu’il s’était traîné la nuit sur les mains, et ainsi il était parvenu à cinquante mètres de nos tranchées et avait appelé la 5e compagnie. À grand’peine on le fit passer sur la passerelle et porter à l’ambulance où l’on constata que sa blessure était large, mais sans gravité. »

Le capitaine se trompait : le sang perdu par Le Moalic, sa longue station à plat ventre dans les betteraves, l’indigence d’une infirmerie « où le vent pénétrait par tous les trous » et dont le « feu ne chauffait pas, » déterminèrent une pneumonie qui l’emporta quelques jours plus tard. Mais il avait eu le temps de faire son rapport au « colonel » Delage, prévenu par le docteur Taburet, et c’est ce qu’il souhaitait par-dessus tout. La fièvre précipitait son verbe. Infatigable, il décrivait la tranchée allemande, ses fils d’acier, ses croisillons, ses chevaux de frise…

— Très bien, mon brave, dit le « colonel » Delage. Tu es allé, tu as su voir, tes renseignemens sont précieux. Je le remercie.

— Commandant, dit Le Moalic, ce que j’ai fait, c’était pour rendre service à mes camarades et à mon pays.

— Ah ! donne-moi ta main que je la serre, c’est trop beau.

— Eh ! s’écria le docteur Taburet, ce n’est pas assez, commandant, embrassez-le[1]

  1. La suite de l’aventure est ainsi contée par le Dr Taburet : « Un baiser bien sonore retentit sur la joue du matelot, cependant que la barbe blanche du capi-