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Après cela, il n’y a plus qu’à se désespérer d’abord et, le plus tôt possible, à se résigner. Toutefois, cinq ans plus tard, en 1763, Gibbon revient à Lausanne. Dans l’intervalle, Mlle Curchod a perdu son père et sa mère. Elle se trouve dans une situation malaisée. Je ne sais si elle éprouve encore, à l’égard de l’infidèle, ce même sentiment de véritable amour : et le sait-elle ? Si l’amour change, l’on a changé ; l’on ne voit pas qu’il a changé : si le rivage passait du même train que la rivière, nous ne verrions pas que la rivière nous emmène. En tout cas, Mlle Curchod ne renonce pas à épouser l’infidèle. Et c’est au point que Moultou, l’ami de Jean-Jacques et l’ami de Mlle Curchod, combine un stratagème. Jean-Jacques était alors à Motiers, dans le Val de Travers. La jeune fille écrit à l’infidèle : « On m’écrit que divers Anglais quittent Paris pour se rendre à Motiers. Si c’est ce but qui vous amène dans ma patrie et que vous vouliez une lettre pour Rousseau, je vous prie de me l’écrire, mes meilleurs amis soutenant avec lui les relations les plus étroites… » Eh ! se lier avec Jean-Jacques, n’est-ce pas un aimable projet pour le jeune M. Gibbon, qui commence d’écrire et qui a déjà publié un Essai sur l’étude de la littérature ? En même temps, Moultou raconte à Jean-Jacques l’histoire de la délaissée : histoire qui le touche, car il aime fort « tout ce qui est un peu romanesque ; » enfin Jean-Jacques, si Gibbon va le voir, lui vantera les mérites de la jeune fille. Seulement, Gibbon n’eut point envie d’aller voir Jean-Jacques. Et Jean-Jacques écrivait à Moultou : « J’ai revu son livre. Il y court après l’esprit ; il s’y guindé. M. Gibbon n’est point mon homme. » C’était, du reste, une drôle d’idée, de s’adresser à Jean-Jacques pour apaiser une querelle d’amour, lui qui avait le terrible génie de compliquer jusqu’au supplice les malentendus de l’âme et du cœur.

Gibbon et Mlle Curchod se revirent. Et, chaque jour, en quelques mots souvent bizarres, l’ancien amoureux, — est-il guéri ? — note sur son carnet son petit émoi. Du 14 février 1764 : « On m’a dit que Mlle Curchod vient d’arriver. Je sens combien ma guérison est achevée par l’indifférence avec laquelle je l’ai appris. » Oui ! et, le surlendemain, sans plus de retard, il se fait conduire par M. Pavilliard chez Mlle Curchod : « J’ai été d’abord un peu confus… » Il y a de quoi, peut-être !… « Mais je me suis remis ; et nous avons causé un grand quart d’heure, avec toute la liberté de gens qui se seraient autrefois vus. » Hélas ! au lieu de fondre en larmes !… Un soir d’été, l’année 1757 ; quand il avait vingt ans, il écrivait sur son carnet : « J’ai vu Mlle C… Omnia vincit amor… » Depuis lors, il a eu l’occasion