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Staël, un repos. Quant à Bonstetten, le génie de Mme de Staël l’émerveillait et aussi le tuait. Une fois, il écrit : « Je reviens de Coppet. Je suis tout abêti, fatigué d’une débauche d’intelligence. J’en suis si fatigué que je gis à demi mort et ma chambre me paraît un tombeau ! » Il appelait Mme de Staël un tourbillon de feu. Mais il l’aimait. Et il a dit : « Elle seule me comprend tout à fait… » C’est un service qu’on n’oublie pas. Il concluait que, pour le comprendre, elle était donc la plus intelligente des femmes : nous voulons que l’on nous comprenne et nous estimons que c’est difficile. En outre, il disait : « Une sœur ne serait pas plus douce pour moi… » Il faut le croire : elle avait une singulière impétuosité, puis cette douceur qui donnait tant de charme à son tumulte quotidien.

En 1804, Bonstetten était là, quand mourut M. Necker. Mme de Staël arriva bientôt : et l’on sait l’adoration qu’elle avait pour son père… « Bonne Mme de Staël ! nous avons tant pleuré ensemble ! » Et, tous les ans, lorsque Mme de Staël revenait aux bords du lac, Bonstetten était là. Il n’approuvait pas toutes ses idées, tous ses goûts : il avait horreur de Kant ; et il comparait la métaphysique des Germains à « une laide et impérieuse coquette qu’il faut bien se garder de mettre en déshabillé. » Il n’était pas du tout métaphysicien ni du tout mystique. Il abominait l’influence de Schlegel. Une saison que ce Schlegel, entiché de Saint-Martin, prônait à Coppet d’aventureuses doctrines, avec Zacharias Werner, et avec le chevalier de Langallerie, et avec la très bizarre Mme de Krüdener, si étonnante à réunir une vive ardeur de la volupté la plus franche et un grand zèle de dévotion déraisonnable, Bonstetten était malheureux. Il crut tout perdu, dès que Mme de Staël, cédant à la passion commune, se mit à lire Fénelon. « Vous verrez, écrivait-il ; ces gens vont tous devenir catholiques, bœhmistes, martinistes, et tout cela grâce à Schlegel. Quand Mme de Staël est seule dans sa voiture, elle lit des livres mystiques ! » Il était soigneusement voltairien.

De bonne heure, il avait composé des ouvrages divers, des études relatives à l’Helvétie pastorale, des idylles et un essai sur le commerce du beurre. Plus tard, son Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Enéide fut écrit tout près de son amie. Elle l’aida. Il était bilingue, comme il sied à un Bernois : c’est-à-dire qu’il lui fallait, à chaque instant, rapprendre l’une de ses deux langues naturelles, qu’il avait oubliée. Mme de Staël lui enseignait le français : du moins, elle le lui rappelait. Surtout, elle lui trouvait du talent, de l’esprit, de la poésie : il la remerciait de son