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certain sens des réalités ; son expérience des hommes et des affaires lui a appris que la logique ne mène pas les affaires humaines. En ces dernières années, quand un de ses ministres lui exposait la mesure ou la réforme qui lui paraissait nécessaire, le vieil Empereur répondait volontiers : « En théorie, vous avez raison ; mais il faut avoir été empereur soixante ans ; » et il trouvait une autre issue, toujours provisoire, mais qui, dans son empire, avait chance de durer jusqu’à ce que, les circonstances ayant changé, il devînt possible de découvrir une nouvelle solution également provisoire. Quant aux hommes, François-Joseph s’est servi d’eux, les a élevés et brisés avec tout le détachement d’un maître qui n’est tenu, vis-à-vis des serviteurs dont il daigne utiliser le zèle, à aucune gratitude ; ils sont, dans son jeu politique, de simples pions, dont la personnalité ne compte pas, et qui doivent tenir à honneur de se sacrifier aux intérêts de la dynastie. Ainsi advint-il au malheureux Benedek.

La tactique prudente et dilatoire de l’empereur François-Joseph aurait pu suffire à un règne court, en des temps tranquilles. Ajourner les difficultés, lorsqu’elles sont graves, c’est souvent les envenimer, c’est fermer les yeux sur les transformations profondes qui s’opèrent dans les masses populaires. Pour maintenir, le moyen efficace est souvent de transformer. L’adage quieta non movere n’a jamais réussi à prévenir les révolutions ; à plus forte raison se révèle-t-il insuffisant pour faire obstacle à de puissans mouvemens nationaux qui mettent en jeu les plus nobles passions de l’âme humaine. C’est à cette conception du gouvernement que l’esprit de François-Joseph n’a jamais su s’élever. Le caractère des transformations radicales qui s’opéraient dans la masse de ses peuples lui a échappé ; là où il a cru voir des luttes de partis qu’une tactique adroite sait endormir, c’était en réalité la sève capiteuse des résurrections nationales qui troublait ses États. Il avait cru dompter par la prison et les supplices le mouvement de 1848, mais le branle était donné, le levain était dans la pâte et travaillait ; les unes après les autres, les nationalités prenaient conscience d’elles-mêmes et, pour retrouver leur âme historique, ressuscitaient d’abord leur langue.

L’Italie, la plus mûre, la plus éloignée du centre de l’Empire, s’est affranchie grâce au Piémont et à ses alliés ; François-Joseph n’a jamais vu dans cette séparation, qui n’a eu pour l’Autriche