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insatiable, appelait, et ne pouvait obtenir des hommes dégoût très polis qui l’entouraient.

Par-là s’explique une apparente contradiction dont on ne peut manquer d’être frappé. On nous voit, au cours de notre histoire, les yeux toujours fixés sur les littératures étrangères, occupés à les admirer, à les introduire, à les copier. Et l’on nous dit toujours que nous sommes incapables de les comprendre. Les Anglais s’amusent de nos imitations shakspeariennes ; et Mariano de Larra éclate de rire devant l’Espagne d’Hernani. C’est un fait que la plupart de nos romantiques, et souvent les plus barbouillés d’exotisme, ne savent pas ou savent très mal l’allemand, l’anglais, et même l’espagnol.

C’est qu’en fait, ce qui nous intéresse, ce n’est pas de reproduire la pensée étrangère, le poème étranger, tels qu’ils sont, avec ce qui les fait ressembler et plaire à la nation qui les a produits : nous n’en prenons que ce qui est à notre usage. L’idée que nous nous en faisons, exacte ou fausse, n’a besoin que d’être adaptée au rêve inexprimé de notre cœur ; nous faisons de Shakspeare ou de Byron, de Schiller ou d’Ibsen, selon les temps, ce que Montaigne faisait de Plutarque et de Sénèque. Nous ne cherchons pas leur sens, mais le nôtre, et nous disons d’après eux « pour d’autant mieux nous dire. »

Il pourra se faire sans doute que tel écrivain soit écrasé sous le poids de son butin, qu’à tel moment l’imitation devienne mécanique et servile. Je ne veux pas réhabiliter la Franciade de Ronsard, un grand poète pourtant, et d’un vaste génie. Mais ce sont justement ces expériences malheureuses qui marquent les limites des appropriations possibles et fécondes, et les échecs même d’un jour préparent la victoire du lendemain. Il a fallu gâcher bien des tragédies pendant près d’un siècle pour que fût réalisable la perfection du Cid et d’Horace.

Je sais bien encore qu’il y a des peuples dont l’esprit n’a pu recevoir l’influence étrangère sans en être opprimé, sans y perdre son originalité. Soyez sûrs qu’ils n’ont perdu que ce qu’ils n’avaient pas. Je doute d’une personnalité qui s’évapore si aisément au soleil, et qui se dissout au premier contact. En tout cas, je ne crains rien pour la France. Certains médecins Tant pis nous prescrivent de tenir l’esprit français à la chambre, de le mettre à la diète. Ils lui interdisent les voyages, de peur des courans d’air ; ils l’empêchent de se nourrir, de peur qu’il