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et pourtant vous croirez que la pensée d’où elles sont nées frissonne encore. « ... Quand j’embrasse, de quelque courbe de la rive, la Loire étalée et bleue comme un lac, avec ses prairies, ses peupliers, ses îlots blonds, ses touffes d’osiers bleuâtres, son ciel léger, la douceur épandue dans l’air et, non loin, dans ce pays aimé de nos anciens rois, quelque château ciselé comme un bijou qui me rappelle l’ancienne France, ce qu’elle a fait et ce qu’elle a été dans le monde : alors, je me sens pris d’une infinie tendresse pour cette terre maternelle où j’ai partout des racines si délicates et si fortes. Je songe que la patrie, c’est tout ce qui m’a fait ce que je suis ; ce sont mes parens, mes amis d’à présent et tous mes amis possibles ; c’est la campagne où je rêve, le boulevard où je cause ; ce sont les artistes que j’aime, les beaux livres que j’ai lus. La patrie, je ne me conçois pas sans elle ; la patrie, c’est moi-même au complet. Et je suis alors patriote à la façon de l’Athénien qui n’aimait que sa ville et qui ne voulait pas qu’on y touchât, parce que la vie de la cité se confondait pour lui avec la sienne... » Les « morceaux de bravoure » sont, dans une œuvre, ce qui se marque le plus vite et se démode promptement. Les morceaux de bravoure sont rares, dans les Contemporains, et au surplus ne méritent pas d’être ainsi appelés. Ils n’ont pas le caractère de ce genre brillant et caduc. Ce qui empêche qu’on les confonde avec tous les échantillons de ce genre et ce qui les délivre de tout inconvénient, c’est la qualité de leur éloquence : une éloquence, où les mots ne mènent pas la pensée ; mais la pensée a fleuri dans les mots. Une pensée attentive, et qui ne s’enivre pas d’elle-même, qui a grand soin d’éviter le bavardage, et qui se surveille, et qui détesterait le moment où, cédant à son impulsion lointaine, elle aurait perdu la maîtrise de soi. Ce couplet sur la patrie, — mais je n’en ai cité que la fin, — regardez-le avec minutie ; et cherchez-y vainement une ligne un peu vague : tout n’y est que souvenirs, choses vues et aimées, la pure et simple vérité. Puis songez que, depuis l’année 1885 où cette page fut écrite, il n’est rien arrivé qui ait rendu moins touchante ou qui ait modifié en aucune façon cette vérité pure et simple. Si même le temps où nous vivons ajoute au sentiment que Lemaître a noté certaines fureurs et des angoisses, le sentiment demeure au fond ce qu’il était. La belle page n’est pas surannée.

L’on a coutume d’opposer aux idées, qui ont le renom d’être éternelles, les petits faits, qui sont passagers. Conséquemment, on se figure que les œuvres de l’art empruntent à leur caractère idéal ou concret leur qualité plus ou moins durable. On se figure que la généralité