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message écrit de leur main, et aussitôt leur parlementaire partait. Tandis qu’il voyageait, plus lentement que l’impatience du Soviet ne l’eût désiré, Pétrograd était dans les transes. La seule nouvelle de la rupture de l’armistice par les Allemands avait jeté et semé partout dans la ville, dont les nerfs, déjà ébranlés depuis quatre ans, avaient, depuis un an surtout, subi de si violentes secousses, et d’ailleurs affaiblie par les privations, sinon menacée absolument de famine, un indicible effroi, une épouvante morbide. La psychologie des foules connaît de longue date cette névrose : elle a, dans tous les temps et dans tous les pays, relevé de ces cas de folie collective. Entre autres, les cités italiennes des XIVe et XVe siècles, sous leurs tiranni, vivaient à l’état trépidant, en une espèce d’hyperesthésie, et le moindre incident, quelquefois ridicule, y déchaînait d’affreuses paniques. Ce qu’elles découvraient alors en petit, la Révolution française le fit, plus tard, voir en plus grand, si la Terreur fut réellement en ses origines une terreur, et une terreur double, où l’on tua de peur d’être tué. Mais la Russie était prédestinée, par les caractères de la race et par sa constitution sociale, par les conditions de son existence, à porter cette maladie à un degré que jamais et nulle part elle n’avait atteint auparavant. Sa masse même en multipliait les ravages ; et la passivité grégaire de ses quatre-vingt-cinq centièmes d’illettrés ne lui permettait pas de réagir. Il se passait dans le troupeau ce qui se passe dans tout troupeau ; quand la bête de tête s’affole, toutes les autres sont prises à tourner. Ce serait condamner l’avenir à ne rien comprendre à la catastrophe russe, que de ne pas marquer avec soin ces effets de panique, paralysant tout un peuple, l’hypnotisant durant des mois sur une pensée unique, impérieuse, obsédante : ne pas se battre, avec sa conséquence, absurde et ignominieuse : plutôt se tuer que se faire tuer. Ainsi les actes de Lénine et de Trotsky, de quelque épithète qu’on les qualifie lorsqu’on en saura mieux tous les mobiles, s’expliquent en une certaine mesure par l’épidémie morale qui a infecté et décomposé le milieu ; mais ils n’y trouveraient un prétexte à s’en justifier que si cette dissolution eût été spontanée, s’ils n’en eussent pas de leurs mains répandu et développé le ferment. Dans l’hypothèse la plus avantageuse, ce n’est pas une manière de soigner la folie d’une nation que de la conformer à sa propre folie.

Essayons d’établir, ne fût-ce que provisoirement, les premières responsabilités. On dit que ce fut Lénine qui préconisa l’acceptation des conditions de paix allemandes, et qu’il en donna pour raison « qu’il était nécessaire de signer la paix, afin de sauver la révolution