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fond des mines, brûleront les derniers morceaux de houille ? Mais, provisoirement, il y a, dans les quatre volumes de la Vie littéraire, une philosophie de M. France, et dont je voudrais indiquer les principaux articles. C’est d’abord la négation, — laissons le doute, — la négation nette et à peu près catégorique du surnaturel ou religieux ou métaphysique : les métaphysiques ne sont pas moins aventureuses que les religions et leur mensonge ne vaut pas mieux. La réalité nous échappe ; et nous vivons parmi les apparences. Le monde n’est pas le même pour nous et, par exemple, pour une mouche qui le voit avec son œil « à facettes ; » l’idée de la nature n’est pas la même dans l’esprit de l’homme et dans le cerveau « rude et simple » d’un orang-outang. Qu’importe ? Vous perdez votre temps à vous demander si la réalité de la nature ou du monde est plus fidèlement représentée par les moyens qu’ont à leur disposition la mouche, l’homme ou l’orang-outang. La réalité de la nature ou du monde est pour nous comme si elle n’était pas : supprimons-la. Cette suppression n’a pas de conséquence : « En fait, réalités et apparences, c’est tout un. » Logés dans un petit canton de l’univers, emprisonnés dans « la caverne, » les hommes n’ont de souci judicieux que d’améliorer leur sort. C’est à quoi leur servent les sciences, l’industrie et les arts. Et les religions ? Elles attristent l’homme : c’est leur condamnation. Je ne vois pas, dans la philosophie de M. France, telle que la Vie littéraire la présente, un principe qui ait plus de force dialectique et impérieuse que son horreur de la souffrance : horreur naturelle, spontanée, et plus ardente à la réflexion ; sentiment où il y a de la mollesse et puis de la bonté. Nous endurons la vie ; elle ne nous épargne pas et nous est ennemie : tâchons de la rendre moins méchante et ne commettons pas le crime horrible de l’aider à nous être plus tourmentante. Nous ne savons rien de rien, ni le commencement ni la fin, ni le secret du moment où nous sommes : et peut-être n’y a-t-il rien à savoir et probablement n’y a-t-il pas de secret d’aucune espèce à découvrir. Mais nous constatons que nous avons plaisir ou peine : et malheur à qui augmente la peine, et bénédictions à qui augmente le plaisir. C’est l’épicurisme ? C’est lui, n’en doutez pas. La sagesse de M. France ne va point au paradis, et ne vient pas du paradis terrestre : il l’a cueillie dans le jardin d’Épicure. Il est parmi nous un philosophe de l’antiquité païenne. Il l’est sans effort et, j’allais dire, naïvement. Il parle quelquefois de sa « candeur» et de son « ingénuité. » Comme, d’autre part, il semble très avisé, l’on se méfie d’une ingénuité si savante et d’une candeur avertie.