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une doctrine aussi rigoureuse, aussi exactement coordonnée que possible… Un jour viendra… où l’on reconnaîtra qu’avant tout la théorie a pour but de classer et d’ordonner le chaos des faits que l’expérience nous a révélés… La logique peut être patiente, car elle est éternelle. »

Et, dans une autre occasion où il s’attachait à peindre la puissante personnalité de Josiah-Willard Gibbs, le fondateur de la statique chimique, l’inventeur de la loi des phases, il a écrit incidemment cette phrase très typique, où il est aisé de voir un retour sur lui-même : « Ces pensées de derrière la tête, le physicien consent rarement à les publier… Ces pensées philosophiques qui dirigent ses efforts dans le choix et l’élaboration de ses théories se rattachent souvent en lui à d’autres pensées philosophiques, à celles qui dominent ses croyances morales, qui organisent sa vie intérieure ; et une juste répugnance, une légitime pudeur le portent à dérober aux regards étrangers cet intime foyer de son âme. Il est donc rare qu’un physicien nous laisse pénétrer jusqu’à ce sanctuaire philosophique où, dans une demi-obscurité, siègent les idées-mères de ses théories… »

Ces idées-mères, Duhem les a exprimées plus que beaucoup d’autres ; nous en avons assez dit pour le montrer ; peut-être même en avons-nous dit plus qu’il n’eût voulu et, comme il arrive toujours quand on résume en quelques lignes l’œuvre d’une vie humaine, avons-nous quelque peu défiguré et trahi sa pensée intime. Mais il est temps d’aborder l’œuvre édifiée sur ce substratum métaphysique, en envisageant, d’abord le savant, puis l’historien du moyen âge.

Nous ne saurions songer ici, en ces pages brèves, à faire connaître une œuvre immense qui remplit tout un rayon de bibliothèque, et nous ne dirons rien non plus d’une vie très simple qui se résume en quelques dates[1] : né en 1861 ; normalien en 1882 ; maître de conférences de physique à Lille, à Rennes ; professeur à Bordeaux ; membre de l’Académie des Sciences en 1913 ; mort le 14 septembre 1916. Ce que nous voudrions, c’est mettre en lumière les lignes directrices de ce formidable labeur et particulariser un esprit puissant, comme lui-même a cherché à nous faire connaître les savans du passé.

  1. Ceux qui seraient curieux de connaître la figure de l’homme et non plus seulement du savant, en trouveront un portrait fidèle tracé par Édouard Jordan dans l’Annuaire des anciens élèves de l’École normale supérieure de 1917.