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comme un habitué de la maison, connu de longue date dans les bureaux, qui ne s’égare pas dans les couloirs et qui, derrière chaque porte, a une figure de connaissance. En vérité, il n’y avait aucune différence, dans la matière de ses discours, entre celle de la conférence et celle de la causerie ; c’était le même sujet qui se continuait. On aurait dit un homme qui, ayant beaucoup vu, aurait beaucoup retenu, et pour qui toute l’histoire, de François Ier à nos jours, était faite de souvenirs de famille ou de souvenirs personnels.

C’est ici le vrai mot : cet historien était un homme qui contait des histoires. Depuis quelque temps, un livre d’histoire était un recueil de documents, une publication de matériaux et de pièces justificatives. Mais voici que ce jeune homme ne craignait pas de dérider l’austère déesse et de lui rendre le sourire qu’elle avait eu jadis pour instruire le bon Plutarque et le charmant Hérodote. L’Histoire se souvenait qu’avant d’être savante, elle doit être une histoire, qu’elle est avant tout reci : l’art de conter la belle histoire, et qu’à cette condition seulement elle a chance d’être vraie. Et l’on voit pourquoi le public applaudissait M. Madelin : c’est que l’histoire pour lui n’est jamais qu’une manière de représenter la vie.


Si. jamais M. Madelin songe à publier ses Mémoires, il devra, s’il n’est pas un ingrat, écrire à la première ligne : « Je suis un homme heureux. » Il respire l’activité, la joie inouïe de faire l’œuvre pour laquelle on est né. Jamais l’ombre d’un doute sur sa vocation. D’abord, il est Lorrain, et l’on sait que la Lorraine est le meilleur observatoire d’où embrasser la France et plusieurs des problèmes franco-européens. Tout enfant, on l’a conduit de Neufchâteau à Domremy, et il a cette fortune, comme son compatriote le général Thiébaut, d’appeler Jeanne d’Arc « sa payse ». Il est né au lendemain d’une guerre, celle que pendant toute notre enfance nos parents ont appelée « la guerre. » Un de ses premiers souvenirs, c’est d’avoir vu à Toul, appuyés aux arcades du cloître, les soldats allemands fumer leurs longues pipes. Ainsi il grandit dans une province dont il apprit tout de suite qu’elle était une frontière, sur ce plateau lorrain qui verse ses eaux à la fois au Rhin et à la Marne, et qui depuis longtemps, entre ces doubles destinées, avait, avec