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d’Abbotsford contre le dédain où nous voyons aujourd’hui réléguer ses magnifiques fresques d’histoire, sous l’étiquette méprisée de romans historiques. J’en crois là-dessus M. Madelin, qui tient Walter Scott comme Balzac pour des historiens supérieurs : le premier pour le plus grand des devins du passé et le second pour le plus puissant des analystes sociaux. Que de fois je l’ai entendu soutenir que nul n’a compris mieux que Balzac l’importance du fait capital de la Révolution : la vente des biens nationaux ! À cent ans d’intervalle, ce fait est encore le fondement essentiel de la République : dans chaque province, à chacune de nos élections, ce que l’on trouve au fond des luttes de partis, derrière les programmes et les disputes d’idées, c’est le classement qui résulte de cette distribution nouvelle de la propriété. Tout radical de 1900 est petit-fils d’un acquéreur de 1791. Qu’une telle vue, qui explique cent ans de politique française, soit une vue de romancier, et que Balzac l’ait aperçue trente ans avant Tocqueville, c’est un exemple de ce que l’histoire peut apprendre du roman, c’est-à-dire d’une certaine façon de comprendre les intérêts, les passions et les mœurs. C’est pourquoi Madelin n’a cessé de s’instruire chez les grands écrivains et les hommes qui font profession d’étudier la vie. Si je suis bien informé, n’est-ce pas au théâtre, en sortant du Vaudeville, après la « seconde » de Madame Sans-Gêne, que subitement, sur le trottoir de la Chaussée d’Antin, l’idée lui vint d’écrire son Fouché ? C’est probablement le seul cas où Mme Réjane aura collaboré à une thèse de Sorbonne. Je me reprocherais d’insister ; mais je crois que le scrupuleux historien ne me désavouera pas, si j’avance que pour lui la qualité maîtresse en histoire est l’imagination.

La bibliothèque de M. Madelin le père ne contenait pas seulement les œuvres de Walter Scott ; il y avait aussi le dictionnaire de Moreri. Ces vénérables in-folio n’étaient pas une compagnie sans danger pour un enfant; on trouve dans leurs doctes colonnes le répertoire ingénu des crimes de l’histoire. C’était de quoi pervertir une jeune âme aussi sûrement qu’eussent fait les romans de Laclos et de Crébillon fils. Madelin n’y prit que le goût de la science. L’instinct précoce du fureteur, la passion du chasseur pour le document nouveau, du curieux pour la pièce rare, s’éveillaient en lui de bonne heure. À côté du conteur s’annonçait le savant. À Nancy, à l’école de ces