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que dans son coin « ça ne s’est pas passé ainsi ; » d’autres pourront « tolstoïser » à l’aise et faire une histoire de la guerre à l’échelle d’un chef d’escouade : nous saurons qui dit vrai, et nous en croirons les vainqueurs.

« Vous étiez sous la table ! » Voilà bien un mot de Foch, une de ces images qui illuminent un sujet et montrent le fond des choses. Je pense que jamais compliment n’a été plus droit au cœur de M. Madelin. C’est la plus belle définition qu’on ait donnée de son talent. Sans doute, nous ne savons pas tout, et nous ne saurons jamais tout. Des millions de documents dorment dans les archives et préparent une tâche gigantesque à l’avenir. Il est possible que certains faits se trouvent mieux connus dans cinquante ou cent ans qu’ils ne le sont aujourd’hui. Mais la vérité est-elle toute dans les paperasses ? En dernière analyse, la valeur de l’histoire ne réside-t-elle pas dans son pouvoird’évocation, dans la faculté que l’écrivain possède de restituer la vie ? Michelet, qui s’est tellement et si souvent trompé, n’est-il pas encore le plus grand de nos historiens, pour avoir eu plus qu’aucun autre ce don de « résurrection ? » On peut se demander, — en dépit de ceux qui font de l’histoire une collection de textes, — si elle n’est pas avant tout une peinture et une « vision, » et si le plus grand historien n’est pas le plus grand visionnaire, celui qui est capable de faire surgir le passé avec une puissance et une réalité d’hallucination ? « J’ai couché, disait Henry Houssaye (dont les livres possèdent ce pouvoir à un rare degré), j’ai couché sous la tente de l’Empereur, j’ai assisté au petit lever de Marie-Louise, j’ai chargé avec Murât, j’ai vu fusiller Ney. » M. Madelin est de cette école. Qu’il s’agisse de Fouché ou de Foch, de Danton ou de M. Clemenceau, d’un personnage de l’An II ou d’un soldat de 1916, les méthodes de l’historien, son objet sont les mêmes; et il n’arriverait pas à tant de vérité, s’il n’était un tel artiste.


Quoi qu’il fasse, d’ailleurs, il ne pourra s’empêcher d’être heureux. Il a ce mérite irrésistible, auquel nous passons tout, cet amour de la vie qu’ont ceux pour qui la vie n’a eu que des sourires. Les épreuves n’ont pu. entamer ce puissant optimisme. Trait bien digne de remarque : cet historien n’a rien d’une Cassandre. Il adore le passé, et le passé ne l’a pas