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SOUVENIRS DE CAPTIVITÉ EN ALLEMAGNE.

fournir un gite. C’était une grande maison sur la place, en face de l’église et du Rathaus, avec un grand toit de tuiles, une large porte cochère et, au fond, une cour bordée d’une étable, d’une grange et d’une laiterie. Le bourgmestre me fit part aussitôt des instructions qu’il avait reçues à mon égard. Je pouvais librement me promener par la commune. Chaque jour, j’aurais à me présenter devant lui et à lui remettre ma correspondance, qui serait censurée à la Bezirks-Direktion d’Eisenach. Il m’était interdit d’avoir le moindre rapport avec les soldats prisonniers habitant Creuzburg. Je devais être surveillé sehr scharf aber sehr höflich, très sévèrement, mais très poliment.

J’eus l’occasion de remarquer dès le lendemain matin que celte consigne de politesse était ponctuellement observée. Comme je sortais pour explorer ma nouvelle résidence, je rencontrai le gendarme ; il porta aussitôt la main à son casque. Plus loin le facteur de la poste, puis le chef de gare m’honorèrent de leur salut Je crus à une erreur de leur part. C’était moi qui me trompais. Le bourgmestre m’apprit qu’ils avaient obéi à un ordre : ils s’y conformèrent scrupuleusement jusqu’au bout... Quant à la population, elle ne tarda pas à s’accoutumer à ma présence. Personne à peu près ne sut jamais mon nom. Mais nul n’ignorait que j’étais dans mon pays un Herr Professor, et c’en était assez pour me valoir une certaine considération. Jamais on ne manquait, en me parlant, de m’appeler par ce titre et on l’ajoutait régulièrement au Guten Tag que l’on me jetait au passage.

La régularité de mon genre de vie dut contribuer beaucoup à m’associer à l’existence journalière de la population, à faire de moi, si je puis ainsi dire, une partie de ses habitudes. J’avais décidé tout de suite qu’il ne me serait possible de résister à la monotonie de ma détention qu’en m’imposant strictement des occupations fixes, et en réservant à chaque heure sa tâche spéciale. Je repris l’étude du russe, que j’avais entamée à Crefeld sous la direction d’un lieutenant-colonel d’artillerie et continuée à Holzminden sous celle d’un étudiant. L’après-midi était, de deux à cinq, consacré à la promenade. A cinq heures, je me mettais à la rédaction d’un livre auquel j’avais souvent songé avant la guerre et dont je portais le plan dans ma tête. Je gagnais ainsi l’heure du souper. Je lisais le journal, et la journée finissait, pour recommencer exactement de même le