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« En Belgique. » « Très bien. » Et il griffonna aussitôt l’ordre à tous les Soldatenräte de l’empire de me laisser passer librement avec ma femme et mon fils. Restait à pourvoir ce texte du sceau de l’État. Ce sceau était confié à M. Röthe qui, après sa déchéance comme ministre, n’en avait pas moins naturellement conservé ses fonctions. « Où est Röthe ? » Un huissier annonça qu’il était allé déjeuner. Il fallut que j’intervinsse pour que le pauvre homme ne fût pas arraché à son repas.

On lui fit parvenir l’ordre, après s’être informé de l’heure de mon train, d’avoir à sceller mon passeport avant deux heures. « Voilà comment nous faisons les choses, me dit M. Baudert. Qu’en pensez-vous ? Sous l’ancien régime vous auriez dû patienter pendant des heures et on vous aurait fait revenir le lendemain. Bon voyage ! » A deux heures en effet, le passeport était signé et nous revenions à Creuzburg à travers l’encombrement des voies de chemin de fer, le désordre des gares et la cohue indisciplinée des voyageurs.

.le n’eus pas d’ailleurs à me servir du passeport de M. Baudert. Deux jours après, le kommando de Cassel m’en expédiait un autre, dressé dans toutes les règles. Une apostille écrite en marge me priait de passer à Berlin avant de me mettre en route et de me présenter au Soldatenrat attaché au ministère de la guerre. Je répondis que je n’avais ni le temps, ni le goût de faire ce détour et que je prendrais directement le chemin de Cologne. Le lendemain une lettre très polie m’exprimait les regrets du Soldatenrat. Il eût voulu s’enquérir auprès de moi de la cause de ma détention. Il y soupçonnait un scandale de l’ancien régime !

Ainsi mon histoire s’achevait, comme l’histoire même de l’Allemagne. Le cercle était fermé, l’évolution complète. Le gouvernement militaire m’avait déporté sans explications. Ces explications, c’est à moi aujourd’hui que le gouvernement révolutionnaire les demandait ! Corsa, ricorso.

Deux jours après, nous rejoignions Fredericq à Eisenach. Le surlendemain nous franchissions en charrette la frontière belge. Le drapeau noir, jaune et rouge animait de ses couleurs chatoyantes les rues de Welkenraet. Il nous semblait, à l’aurore, sortir d’un mauvais rêve.



H. Pirenne.