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les idées générales, même prématurées, même arbitraires, même fausses. Ce sont elles qui font avancer la pensée, comme ce sont les grandes hypothèses qui font avancer la science. Les exclure de la science, c’est en ôter le levain même. » Paroles que M. Joseph Bédier rappellera, lorsqu’à l’inauguration du buste de Brunetière, au cimetière Montparnasse, il exprimera les sentiments des anciens élèves de l’École Normale ; paroles qui ont retenti profondément en lui, et dont il ne serait pas difficile de retrouver l’écho dans son œuvre. Au reste, Brunetière lui donna la plus haute preuve d’estime : il demanda par testament que ses papiers littéraires lui fussent confiés. Et M. Joseph Bédier édita ses œuvres posthumes, pieusement.


L’Université de Halle, Fribourg en Suisse, Caen pour son retour en France : autant d’étapes sur la route capricieuse qui le ramènera vers Paris. À Halle, il pensait s’abreuver aux sources de la science pure : il s’étonne de sentir que ces eaux magiques aient si peu de pouvoir. Certes, il entend des cours qui lui paraissent fort honorables ; il accroît ses connaissances philologiques. Mais il attend la grande révélation, la nouveauté substantielle : il ne voit rien venir. En somme, une année de bonne scolarité ; rien de plus.

À Fribourg en Suisse, c’est une autre affaire.

La petite ville est singulièrement paisible. Les gens y marchent d’un pas lent et grave ; ont-ils peur que les rues ne paraissent trop vides, s’ils ne s’y attardent un peu ? Des coins pittoresques, de vieilles places, de vieilles fontaines. Des traîneaux en hiver, des poêles à l’allemande, qui mettent une chaleur douce dans les salles aux doubles carreaux. Un pont vertigineux suspendu sur le vide. Tout autour, un décor de collines et de forêts, qui gardent de haut les maisons encerclées et prisonnières. Des soutanes et des frocs, qui vont aux offices à l’heure des cloches. Des étudiants, qui vont aux collèges à l’heure des cours. Et puis le grand calme du soir provincial ; rien ne bouge.

Pourtant, sur cette scène tranquille, un petit drame se joue. Nous sommes en 1889, et l’Université de Fribourg vient de se fonder. Or, ces étudiants arrivent de tous les pays