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La France est un singulier pays. Certes, je ne demande pas pour nos savants les palais colossaux, éclatants d’or, à l’allemande. Mais tout de même, quand on pense à l’antique tradition de gloire de cette maison, quand on songe au mérite des hommes qu’elle abrite aujourd’hui, honneur de la pensée française, on rêverait un autre décor ; de la simplicité, de l’austérité même, mais de la grandeur. Eux n’y songent point ; et après tout, c’est un des plus beaux traits de nos savants, que leur mépris de l’apparat, que leur dédain pour tout ce qui n’est pas la pensée pure. Ce n’est pas l’installation matérielle qui importe ; c’est la valeur de leur enseignement. La leçon commence, et on se trouve transporté du coup dans le beau domaine des idées. L’auditoire est recueilli, presque pieux ; ceux qui sont là viennent pour l’amour de la science ; ils ne sont même pas attirés par le souci des examens à préparer ; ils veulent seulement apprendre.

Le maître parle de la Chanson de Roland. Il continue l’exposé des faits qu’il a énoncés les années précédentes, et qui ont achevé de rendre son nom célèbre. Car il n’a pas seulement renouvelé pour une bonne part la littérature du moyen âge, il a jeté une lumière inattendue sur l’histoire de l’esprit humain. On croyait, depuis le xviiie siècle, que les légendes épiques que nous possédons étaient le pâle reflet d’une poésie primitive qiie nous ne possédons plus. Les chants jaillis de l’âme même du peuple à l’époque des événements, — autour de Charlemagne, par exemple, — chants spontanés, chants admirables, s’étaient perdus ; trois siècles plus tard, quand cette fleur de poésie commençait à se faner, les jongleurs les fixèrent sous leur forme déjà corrompue. D’où nos chansons de gestes, copies effacées d’originaux inconnus. C’est dans cette salle même, devant des auditeurs semblables à ceux d’aujourd’hui, que M. Joseph Bédier a examiné cette hypothèse d’une poésie populaire, si solidement établie qu’elle paraissait inébranlable, et qu’il l’a ébranlée. Il a démontré que les chansons de gestes étaient nées au xie siècle, sur les routes des grands pèlerinages, de la collaboration la plus surprenante et cependant la plus naturelle, celle des moines et des jongleurs : les moines fournissant aux jongleurs les données historiques sur les héros vénérés dans leurs sanctuaires ; les jongleurs, par le prestige de leurs belles chansons, alléchant au passage les