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Il avait, on se le rappelle, écrit : « À mesure qu’on monte, on voit mieux, on respire mieux, on domme mieux. » Jamais image ne s’est trouvée mieux caractériser une vie. L’alpiniste qu’est ce chasseur de chamois a fourni l’image à l’écrivain et, sans y prétendre, d’avance celui-ci avait tracé en cette simple phrase le programme que toute une vie devait justifier.

J’en connais peu dont chaque étape ait à ce point correspondu à un élargissement de la vue. M. Henry Bordeaux est parti pour l’existence, en robuste marcheur qui, dès l’enfance, se serait fait des muscles solides et de bons poumons. Mais, avant de trouver le chemin qui le mènerait aux hauteurs, l’excursionniste, parfois, commence par se perdre dans les sentes de la plaine qui tout d’abord, à travers les fonds souvent marécageux, le doivent mener au bas des pentes. Je me rappelle qu’au début d’une ascension, mon guide, qui se devait révéler excellent dans les plus mauvais passages de la montée, erra quelque peu dans les prés bourbeux où il cherchait la naissance du chemin qui, à travers le bois d’épicéas, nous conduirait au glacier. Il s’en excusa, la rougeur au front : « Je ne suis point, disait-il, l’homme des herbages. » Dès qu’il eut retrouvé enfin le sentier bientôt rocailleux, son pas devint si ferme qu’en dépit de ce faux départ, je lui restituai toute ma confiance.

M. Henry Bordeaux s’est un instant perdu dans les « herbages, » d’ailleurs semés de fleurs charmantes dont il pensait déjà faire une gerbe. Ayant enfin découvert, — à la croisée, — la voie qui le conduirait au sommet, il s’y achemina dès lors d’un pas ferme et mesuré, encore que rapide. L’ascension parut d’abord difficile ; les premiers pas furent durs ; le voyageur engagé dans le bois obscur, parce qu’il ne voyait plus la plaine et pas encore la cime, croyait s’enfoncer dans les ténèbres, alors qu’il allait vers la lumière. Mais, loin de fatiguer ses muscles, la marche, au contraire, le fortifiait. Sorti de cette forêt obscure, il marche à la lumière avec allégresse. S’il a le pas ferme, il a aussi la vue sûre du montagnard. À chaque étape, il a « mieux vu, » « mieux respiré, » « mieux dominé. » C’est ainsi que de l’étude d’un modeste foyer, à la vérité fécond en grandes leçons, il s’est élevé à celle de la famille française et que, du problème de la famille sa vue, élargie, s’est peu à peu étendue à tous