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menaces et de calomnies. La défection russe, la lenteur avec laquelle arrivaient les premières troupes américaines, l’échec de notre offensive de l’Aisne, la douloureuse surprise qu’avaient causée les mutineries militaires, avaient préparé une partie de l’opinion à accueillir les suggestions du défaitisme. L’Allemagne avait cherché, par tous les moyens, à développer cet état d’esprit et à en profiter; et, en Belgique comme en France, elle avait eu recours aux intrigues les plus audacieuses pour que s’accréditât, dans le cœur des hommes faibles, le bruit d’une paix possible. On a aujourd’hui la preuve des pièges qui furent alors tendus à notre bonne foi par quelques-uns de ses agents les plus effrontés et peut-être faudra-t-il un jour donner, à cet égard, quelques précisions supplémentaires avec pièces à l’appui; car il y a de vieilles légendes noctambules qui parfois se promènent encore çà et là dans l’ombre et qu’il peut devenir nécessaire de déshabiller en plein jour. A toutes les tentatives que l’Allemagne renouvelait ainsi pour nous démoraliser, nous décourager et nous abattre, M. Clemenceau, et ce sera son éternel titre d’honneur, a répondu par un mot, dont l’écho a retenti dans le pays tout entier : « Je fais la guerre ! » Il a mis la main au collet de la trahison, et il a marché sur l’ennemi. Qui pourrait oublier le service qu’il a alors rendu à la France? Nul sans doute, plus que moi, n’a différé d’opinion avec lui sur maints problèmes qui se sont présentés à notre examen; mais, s’il m’arrivait, d’aventure, aujourd’hui d’écouter avec trop de complaisance les critiques dirigées contre lui, deux images se dresseraient aussitôt devant moi : le souvenir d’une visite qu’il m’a faite au mois d’août 1914 et celui de la première séance du ministère qu’il a formé en 1917. Les deux fois, lorsqu’il a parlé de l’Alsace et de la Lorraine, son émotion était si profonde que sa voix tremblait et même, en 1914, comme nous étions seuls dans mon cabinet, il ne s’est pas contenu et les larmes ont coulé de ses yeux. Ce jour-là, je lui avais dit : « Nous pouvons rester séparés par bien des choses; mais voici une minute qui aura créé entre nous des liens plus forts que toutes les divergences. » Et, lorsqu’en 1917, j’ai retrouvé M. Clemenceau dévoré de la même ardeur patriotique, je me suis senti, à ce moment, beaucoup plus près de cet impitoyable adversaire que de quelques-uns de ceux qui passaient pour mes amis. M. Clemenceau peut répondre à certains de ses détracteurs du même ton que Scipion l’Africain aux tribuns dépêchés par ce vieil hypocrite de Caton. Sans lui, la France ne serait plus la France.

Or, dans cette œuvre de salut public qu’en 1917 il était peut-être