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« M’ama, — non m’ama, » chantait la prima-donna, et « M’ama ! » dans une explosion finale d’amour triomphant. Pressant sur ses lèvres la marguerite effeuillée, elle levait ses grands yeux sur le visage astucieux du petit ténor, Faust-Capoul, qui, sanglé dans un pourpoint de velours violet, coiffé d’une toque emplumée, essayait vainement de paraître aussi sincère que sa candide victime.

Newland Archer détourna les yeux de la scène pour les plonger dans la loge d’en face. C’était celle de la vieille Mrs Manson Mingott, qu’une monstrueuse obésité empêchait depuis longtemps de se rendre à l’opéra, mais qui s’y faisait toujours représenter, les jours de première, par quelques personnes de sa famille. Ce soir-là, le devant de la loge était occupé par sa belle-fille, Mrs Lovell Mingott, et par sa nièce, Mrs Welland ; et un peu en arrière des matrones embrocardées était assise une jeune fille en toilette blanche, dont les yeux extasiés ne quittaient pas les amants sur la scène.

Comme le « m’ama » de Mme  Nilsson vibrait dans la salle silencieuse, — les loges se taisaient toujours pendant l’air de la marguerite, — un incarnat plus vif monta aux joues de la jeune fille, embrasant son front jusqu’aux racines de ses tresses cendrées et envahissant le contour de sa jeune poitrine, où une modeste guimpe de tulle était attachée par un seul gardénia. Elle abaissa les yeux sur l’énorme bouquet de muguets posé sur ses genoux, et Newland Archer la vit caresser doucement les fleurs du bout de ses doigts gantés de blanc. Il poussa un soupir satisfait, et se retourna vers la scène.

Aucune dépense n’avait été épargnée pour les décors, dont la beauté satisfaisait même les familiers des opéras de Paris et de Vienne. Le devant de la scène, jusqu’à la rampe, était recouvert d’un drap vert émeraude. Au second plan, dans des parterres symétriques, en laine verte moussue, et bordés d’arceaux de croquet, étaient plantés des arbustes en forme d’orangers, mais fleuris de roses variées. Sous ces rosiers, dans la mousse, poussaient des pensées gigantesques, toutes pareilles à ces essuie-plumes que les vieilles filles brodent pour leurs pasteurs. Çà et là une marguerite s’épanouissait sur une branche de rosier, présageant déjà les futurs prodiges du célèbre horticulteur Luther Burbank.

Au centre de ce jardin enchanté, Mme  Nilsson écoutait les