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née 1870. — Les notes qui suivent peuvent servir à constater l’état mental d’un enfant : à beaucoup d’égards c’est celui des peuples primitifs dans la période poétique et mythologique. — Un jet d’eau qu’elle a vu pendant trois mois sous ses fenêtres la mettait tous les jours dans un transport de joie toujours nouvelle ; de même la rivière au-dessous d’un pont : il était visible que l’eau luisante et mouvante lui semblait d’une beauté extraordinaire ; « l’eau, l’eau ! » ses exclamations ne finissaient pas (20 mois.) — Un peu plus tard (2 ans 1/2) elle a été extrêmement frappée par la vue de la lune. Tous les soirs elle voulait la voir ; quand elle l’apercevait à travers les vitres, c’étaient des cris de plaisir ; quand elle marchait, il lui semblait que l’astre marchait aussi, et pour elle cette découverte était charmante. Comme la lune apparaissait selon les heures à divers endroits, tantôt devant la maison, tantôt par derrière, elle criait : « Encore une lune, une autre lune ! » — Un soir (3 ans) comme elle s’enquérait de la lune, on lui dit qu’elle est allée se coucher, et là-dessus elle reprend : « Où donc est la bonne de la lune ? » — Tout ceci ressemble fort aux émotions et aux conjectures des peuples enfants, à leur admiration vive et profonde en face des grandes choses naturelles, à la puissance qu’exercent sur eux l’analogie, le langage et la métaphore pour les conduire aux mythes solaires, lunaires, etc. Admettez qu’un pareil état d’esprit soit universel à une époque ; on devine tout de suite les cultes et les légendes qui se formeraient. Ce sont celles des Védas, de l’Edda, et même d’Homère.

Si on lui parle d’un objet un peu éloigné, mais qu’elle peut se représenter nettement parce qu’elle l’a vu ou qu’elle en a vu de semblables, sa première question est toujours : « Qu’est-ce qu’il dit ? — Qu’est-ce qu’il dit, le lapin ? — Qu’est-ce qu’il dit, l’oiseau ? Qu’est-ce qu’il dit, le cheval ? Qu’est-ce qu’il dit, le gros arbre ? » Animal ou arbre, elle le traite tout de suite comme une personne, elle veut savoir sa pensée, sa parole, c’est là pour elle l’essentiel ; par une induction spontanée, elle l’imagine d’après elle et d’après nous ; elle l’humanise. — On retrouve cette disposition chez les peuples primitifs, et d’autant plus forte qu’ils sont plus primitifs ; dans l’Edda, surtout dans le Mabinogion, les animaux ont aussi la parole ; un aigle, un cerf, un saumon sont de sages vieillards expérimentés, qui se souviennent des événements anciens et instruisent l’homme[1].

Il faut bien du temps et bien des pas à un enfant pour arriver à des idées qui nous semblent simples. Quand ses poupées avaient la

  1. Pareillement elle dit : « Ma voiture ne veut pas marcher ; elle est méchante. »