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P. JANET. — LES CAUSES FINALES

ne doivent point déterminer la philosophie à les abandonner entièrement.

Pour ce qui est du premier point, nous avons vu déjà que la cause finale ne doit en rien nuire à la liberté de la science. Aucune idée préconçue ne peut prévaloir contre un fait. Mais le fait une fois découvert, rien ne nous interdit d’en rechercher la finalité. « Il faut, a dit avec justesse M. Flourens, aller non pas des causes finales aux faits, mais des faits aux causes finales. »

Sur le second point, la cause finale bien loin d’empêcher aucune invention utile, les justifie toutes d’avance, et à priori. Car, sans même aller jusqu’à dire que tout a été fait pour l’usage de l’homme, il suffit que l’homme, ayant été créé industrieux, ait été fait pour se servir de toutes choses, pour que toute nouvelle invention soit autorisée par là même comme implicitement voulue par la Providence divine. Ce n’est donc qu’une superstition peu éclairée, et non la doctrine des causes finales qui est ici en cause.

Pour le troisième point, nous dirons comme précédemment qu’il faut aller « des faits aux causes finales, et non des causes finales aux faits. » Ainsi entendue, cette théorie ne peut favoriser en rien aucune erreur scientifique.

Pour le quatrième point enfin, il faut distinguer les causes finales accidentelles des causes finales essentielles. Les premières sont les usages plus ou moins arbitraires que les hommes tirent des choses extérieures, et qui n’y ont pas toujours été attachés : les secondes sont les usages inhérents à l’essence même des choses, par exemple, les usages des organes[1]. Les abus de ce genre viennent presque toujours de ce que l’on confond la finalité externe et la finalité interne : et cette confusion elle-même est la source de la plupart des objections dirigées contre cette théorie, et en particulier de l’objection suivante.

5o Insistons maintenant d’une manière plus particulière sur le principal abus qui ait été fait de la doctrine des causes finales et dont nous avons déjà touché un mot, et qui consiste à faire de l’homme

  1. Voltaire dit très-justement à ce sujet :

    « Pour qu’on puisse s’assurer de la fin véritable pour laquelle une cause agit, il faut que cet effet soit de tous les temps et de tous les lieux. Il n’y a pas eu de vaisseaux en tous temps et sur toutes les mers ; ainsi, l’on ne peut pas dire que l’Océan ait été fait pour les vaisseaux. On sent combien il serait ridicule de prétendre que la nature eût travaillé de tous temps pour s’ajuster à nos inventions arbitraires, qui toutes ont paru si tard ; mais il est bien évident que si les nez n’ont pas été faits pour les bésicles, ils l’ont été pour l’odorat, et qu’il y a des nez depuis qu’il y a des hommes. » (Dictionnaire philosophique, art. Causes finales).