Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/473

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mes promenades. Durant cet intervalle le peu que je savois s’est presque entièrement effacé de ma mémoire, & bien plus rapidement qu’il ne s’y étoit gravé.

Tout-d’un-coup, âgé de soixante-cinq ans passés, privé du peu de mémoire que j’avois & des forces qui me restoient pour courir la campagne, sans guide, sans livres, sans jardin, sans l’herbier, me voilà repris de cette folie, mais avec plus d’ardeur encore que je n’en eus en m’y livrant la premiere fois, me voilà sérieusement occupé du sage projet d’apprendre par cœur tout le Regnum vegetabile de Murray & de connoître toutes les plantes connues sur la terre. Hors d’état de racheter des livres de botanique, je me suis mis en devoir de transcrire ceux qu’on m’a prêtés & résolu de refaire un herbier plus riche que le premier, en attendant que j’y mette toutes les plantes de la mer & des Alpes & de tous les arbres des Indes, je commence toujours à bon compte par le mouron, le cerfeuil la bourrache & le séneçon ; j’herborise savamment sur la cage de mes oiseaux & à chaque nouveau brin d’herbe que je rencontre je me dis avec satisfaction : voilà toujours une plante de plus.

Je ne cherche pas à justifier le parti que je prends de suivre cette fantaisie, je la trouve très-raisonnable, persuadé que dans la position où je suis, me livrer aux amusemens qui me flattent est une grande sagesse, & même une grande vertu : c’est le moyen de ne laisser germer dans mon cœur aucun levain de vengeance ou de haine, & pour trouver encore dans ma destinée du goût à quelque amusement, il faut assurément avoir un naturel bien épuré de toutes passions irasci-