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LETTRE À M. VERNES.

Sur la mort de sa femme.

Montmorenci le 9 Février r 1760.

Il y a une quinzaine de jours, mon cher Vernes, que j’ai appris, par M. Favre, votre infortune ; il n’y en a gueres moins que je suis tombé malade & je ne suis pas rétabli. Je ne compare point mon état au vôtre ; mes maux actuels ne sont que physiques ; & moi, dont la vie n’est qu’une alternative des uns & des autres, je ne sais que trop que ce n’est pas les premiers qui transpercent le cœur le plus vivement. Le mien est sait pour partager vos douleurs, & non pour vous en consoler. Je sais trop bien, par expérience, que rien ne console que le tems, & que souvent ce n’est encore qu’une affliction de plus de songer que le tems nous consolera. Cher Vernes, on n’a pas tout perdu quand on pleure encore ; le regret du bonheur passé en est un reste. Heureux qui porte encore au fond de son cœur ce qui lui fut cher ! Oh, croyez -moi, vous ne connoissez pas la maniere la plus cruelle de le perdre ; c’est d’avoir à le pleurer vivant. Mon bon ami, vos peines me sont songer aux miennes ; c’est un retour nature ! aux malheureux. D’autres pourront montrer à vos douleurs un sensibilité plus désintéressée ; mais personne, j’en suis bien sur, ne les partagera plus sincérement.