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LETTRE À MADAME *****.

Wootton le 27 Septembre 1766.

Le cas que vous m’exposez, Madame, est dans le fond très-commun, mais mêlé de choses si extraordinaires, que votre lettre a l’air d’un roman. Votre jeune homme n’est pas de son siecle ; c’est un prodige ou un monstre. Il y a des monstres dans ce siecle, je le sais trop, mais plus vils que courageux, & plus fourbes que féroces. Quant aux prodiges, on en voit si peu que ce n’est pas la peine d’y croire, & si Cassius en est un de force d’ame, il n’en est assurément pas un de bon sens & de raison.

Il se vante de sacrifices qui, quoiqu’ils fassent horreur, seroient grands s’ils étoient pénibles, & seroient héroïques s’ils étoient nécessaires ; mais où faute de l’une & de l’autre de ces conditions, je ne vois qu’une extravagance qui me fait très-mal augurer de celui qui les a faits. Convenez, Madame, qu’un amant qui oublie sa belle dans un voyage, qui en redevient amoureux quand il la revoit, qui l’épouse & puis qui s’éloigne & l’oublie encore, qui promet séchement de revenir à ses couches & n’en fait rien, qui revient enfin pour lui dire qu’il l’abandonne, qui part & ne lui écrit que pour confirmer cette belle résolution ; convenez, dis-je, que si cet homme eut de l’amour, il n’en eut gueres, & que la victoire dont il se vante avec tant de pompe, lui coûte probablement beaucoup moins, qu’il ne vous dit.