Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t15.djvu/34

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bons : mais quand je vois dans les trois quarts de l’Univers l’ignorance & les vices réunis, si ces vices ne sont point dans la nature de l’homme, qu’est-ce donc qui leur a donné la naissance ? Si l’on ne veut pas convenir que l’ignorance les a enfantés, il est donc vrai du moins qu’elle n’a pu mettre obstacle à leur existence ; il est donc vrai encore qu’elle a même été un obstacle au rétablissement de la vertu, puisque ces peuples sauvages persistent dans cette misérable barbarie depuis tant de siecles sans aucun amendement : conçoit-on en effet qu’on puisse parvenir à réformer leurs mœurs, sans commencer par les éclairer ? Leur ignorance est donc si intimement unie avec leurs vices, elle en est donc tellement le rempart le plus sûr, qu’on ne peut entreprendre la ruine des uns sans commencer par la destruction de l’autre.

Les vices d’une multitude de peuples ignorans sont donc, quoiqu’on en dise, quelque chose à la question ; ils prouvent donc très-bien, non-seulement que l’ignorance n’engendre pas la vertu nécessairement ; ils servent encore à détruire la proposition avancée par nos adversaires, que l’ignorance n’est un obstacle ni au bien ni au mal ; ils démontrent enfin invinciblement que l’ignorance est un état doué par sa nature d’une force d’inertie très-puissante contre toute réformation, privé de toute force active pour empêcher le mal ou pour le corriger, & l’inévitable source de la barbarie, par l’oisiveté, la férocité les préjugés & les superstitions qu’elle enfante immédiatement.

J’ai peine à comprendre d’où peut naître le ridicule qu’on affect de répandre avec tant de confiance, sur cette objection tirée des vices de l’ignorance : par quel privilège spécial auroit-on