Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/441

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ils ne se connoissoient pas eux-mêmes. Ils avoient l'idée d'un pere, d'un fils, d'un frere, & non pas d'un homme. Leur cabane contenoit tous leurs semblables ; un étranger, une bête, un monstre, étoient pour eux la même chose : hors eux & leur famille, l'univers entier ne leur étoit rien.

De-là, les contradictions apparentes qu'on voit entre les peres des nations : tant de naturel & tant d'inhumanité, des mœurs si féroces & des cœurs si tendres, tant d'amour pour leur famille & d'aversion pour leur espece. Tous leurs sentimens concentrés entre leurs proches, en avoient plus d'énergie. Tout ce qu'ils connoissoient leur étoit cher. Ennemis du reste du monde qu'ils ne voyoient point & qu'ils ignoroient, ils ne haïssoient que ce qu'ils ne pouvoient connoître.

Ces tems de barbarie étoient le siecle d'or, non parce que les hommes étoient unis, mais parce qu'ils étoient séparés. Chacun, dit-on, s'estimoit le maître de tout, cela peut être ; mais nul ne connoissoit & ne desiroit que ce qui étoit sous sa main : ses besoins, loin de le rapprocher de ses semblables l'en éloignoient. Les hommes, si l'on veut, s'attaquoient dans la rencontre, mais ils se rencontroient rarement. Par tout régnoit l'état de guerre, & toute la terre étoit en paix.

Les premiers hommes furent chasseurs ou bergers, & non pas laboureurs ; les premiers biens furent des troupeaux & non pas des champs. Avant que la propriété de la terre fût partagée, nul ne pensoit à la cultiver. L'Agriculture est un art qui demande des instrumens ; semer pour recueillir est une précaution qui demande de la prévoyance. L'homme en société cherche à s'étendre, l'homme isolé se resserre. Hors de la portée