Page:Rousseau - Du Contrat social éd. Beaulavon 1903.djvu/274

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Chez les Grecs, tout ce que le peuple avait à faire, il le faisait par lui-même ; il était sans cesse assemblé sur la place. Il habitait un climat doux ; il n’était point avide ; des esclaves faisaient ses travaux ; sa grande affaire était sa liberté. N’ayant plus les mêmes avantages, comment conserver les mêmes droits ? Vos climats plus durs vous donnent plus de besoins [1] ; six mois de l’année, la place publique n’est pas tenable ; vos langues sourdes ne peuvent se faire entendre en plein air ; vous donnez plus à votre gain qu’à votre liberté, et vous craignez bien moins l’esclavage que la misère.

Quoi ! la liberté ne se maintient qu’à l’appui de la servitude [2] ? Peut-être. Les deux excès se touchent. Tout ce qui n’est point dans la nature a ses inconvénients, et la société civile plus que tout le reste. Il y a telles positions malheureuses où l’on ne peut conserver sa liberté qu’aux dépens de celle d’autrui, et où le citoyen ne peut être parfaitement libre que l’esclave ne soit extrêmement esclave. Telle était la position de Sparte. Pour vous, peuples modernes, vous n’avez point d’esclaves, mais vous l’êtes ; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence, j’y trouve plus de lâcheté que d’humanité [3].

  1. (a) Adopter dans les pays froids le luxe et la mollesse des Orientaux, c’est vouloir se donner leurs chaînes ; c’est s’y soumettre encore plus nécessairement qu’eux. (Note de Rousseau).
  2. C’est-à-dire, qu’en s’appuyant sur une population d’esclaves, qui donne aux citoyens le loisir nécessaire à l’exercice de la liberté.
  3. On aperçoit ici nettement le caractère utopique de certaines conceptions de Rousseau, ou plutôt on voit qu’elles sont en contradiction radicale avec quelques-unes des plus essentielles conditions de la vie moderne.