Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/95

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personnes, mises à mal, des maris trompés, des femmes séduites, des accouchements clandestins, étaient là les textes les plus ordinaires ; et celui qui peuplait le mieux les Enfants-Trouvés était toujours le plus applaudi. Cela me gagna ; je formai ma façon de penser sur celle que je voyais en règne chez des gens très-aimables, et dans le fond très-honnêtes gens ; et je me dis : Puisque c’est l’usage du pays, quand on y vit on peut le suivre. Voilà l’expédient que je cherchais. Je m’y déterminai gaillardement, sans le moindre scrupule ; et le seul que j’eus à vaincre fut celui de Thérèse, à qui j’eus toutes les peines du monde de faire adopter cet unique moyen de sauver son honneur. Sa mère, qui de plus craignait un nouvel embarras de marmaille, étant venue à mon secours, elle se laissa vaincre. On choisit une sage-femme prudente et sûre, appelée mademoiselle Gouin, qui demeurait à la pointe Saint-Eustache, pour lui confier ce dépôt ; et quand le temps fut venu, Thérèse fut menée par sa mère chez la Gouin pour y faire ses couches. J’allai l’y voir plusieurs fois, et je lui portai un chiffre que j’avais fait à double sur deux cartes, dont une fut mise dans les langes de l’enfant ; et il fut déposé par la sage-femme au bureau des Enfants-Trouvés, dans la forme ordinaire. L’année suivante, même inconvénient et même expédient, au chiffre près, qui fut négligé. Pas plus de réflexion de ma part, pas plus d’approbation de celle de la mère : elle obéit en gémissant. On verra successivement toutes les vicissitudes que cette fatale conduite a produites dans ma façon de penser, ainsi que dans ma destinée. Quant à présent, tenons-nous à cette première époque. Ses suites, aussi cruelles qu’imprévues, ne me forceront que trop d’y revenir.

Je marque ici celle de ma première connaissance avec madame d’Épinay, dont le nom reviendra souvent dans ces Mémoires : elle s’appelait mademoiselle d’Esclavelles, et venait d’épouser M. d’Épinay, fils de M. Lalive de Bellegarde, fermier général. Son mari était musicien, ainsi que M. de Francueil. Elle était musicienne aussi, et la passion de cet art mit entre ces trois personnes une grande intimité. M. de Francueil m’introduisit chez madame d’Épinay ; j’y soupais quelquefois avec lui. Elle était aimable, avait de l’esprit, des talents ; c’était assurément une bonne connaissance à faire. Mais elle