Page:Ruskin - Les Pierres de Venise.djvu/43

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

religion dans la vie privée et son néant dans les actes politiques. Au milieu de l’enthousiasme chevaleresque, du fanatisme des autres États de l’Europe, Venise, du commencement à la fin, reste debout, telle une statue masquée dont la froideur est impénétrable. Elle ne peut être animée que par un ressort secret : celui de ses intérêts commerciaux ; il fut le mobile de tous ses actes politiques importants et de ses animosités nationales. Elle pouvait oublier les insultes adressées à son honneur, mais non les attaques rivales dirigées contre son commerce : elle estimait la gloire de ses conquêtes par ce qu’elles lui rapportaient ; leur justice, aux avantages qu’elles lui valaient.

La renommée des succès persiste et fait oublier pour quels motifs ils ont été obtenus : plus d’un lecteur de l’histoire de Venise serait peut-être surpris si on lui rappelait que l’expédition commandée par un de ses plus nobles chefs et qui lui valut sa plus grande gloire militaire fut celle où, tandis que l’Europe était dévorée par le feu de la dévotion, Venise commença par calculer quel serait le plus haut prix que sa piété pourrait tirer des renforts armés qu’elle devait fournir ; ensuite de quoi, pour le plus grand profit de ses intérêts privés, elle manqua à sa parole et trahit sa foi[1].

Et pourtant, au milieu de ces défaillances criminelles, se rencontrent fréquemment les plus nobles sentiments individuels. Les larmes de Dandolo n’eurent rien d’hypocrite, bien qu’elles ne pussent l’aveugler sur la conquête de Zara. L’habitude d’accorder à la religion une influence sur leurs actes privés et sur les affaires de leur vie quotidienne se remarque chez tous les grands Vénitiens, au

  1. En dirigeant les armes des Croisés contre un prince chrétien. (Daru Liv. IV, chap. iv-viii).