Page:Ryner - Le Subjectivisme, Gastein-Serge.djvu/44

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blesse et s’exaspère à vouloir cueillir d’abord ce qui ne peut qu’être donné par surcroît. Le problème économique devient d’autant plus serré et angoissant qu’on fait plus d’efforts pour le dénouer directement. Le jour où le sourire détaché des hommes le négligerait, ils seraient bientôt étonnés de voir se dissiper le cauchemar. La faim et la soif du grand nombre sont créées par l’inquiétude qui va disant : « Que mangerons-nous ? Que boirons-nous ? »

Il n’est pas vrai, d’ailleurs, que ceux-là puissent aimer les hommes, qui aiment encore les choses pour lesquelles les hommes se haïssent et se tuent. Comment répandrais-je autour de moi le bonheur et la sérénité avant de les posséder moi-même ? Comment me donnerais-je avant de m’être débarrassé de mes chaînes ?…

— Je ne suis pas un sage, disait un père à Épictète. Pourtant j’aime mon fils et il m’aime.

Le stoïcien répondit à peu près :

— Regarde jouer ces deux jeunes chiens. Admire la grâce de leurs attitudes et de leurs mouvements. Admire comme amicalement ils évitent de se blesser. Mais, si ce spectacle te réjouit, ne jette pas un os entre eux.

Il ajouta :

— Rappelle-toi Étéocle et Polynice, ces jumeaux qui partagèrent si longtemps les mêmes jeux et la même nourriture ; qui, tant d’années, vécurent ensemble, riant aux mêmes joies, pleurant aux mêmes douleurs. Ils s’aimaient d’un instinct semblable à celui des deux bêtes que tu regardes. Mais ils n’étaient point sages et il suffit d’un os tombant entre eux, je veux dire un royaume, pour qu’il n’y eût plus que deux chiens qui se haïssent, qui se mordent, qui se déchirent, qui se tuent…