Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/238

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
201
DE LA CONSTANCE DU SAGE


ne niez pas qu’il manque souvent de valet, d’habit, de toit, d’aliment ; après avoir dit que le sage ne perd jamais la raison, vous ne niez pas qu’il puisse tomber dans la folie, tenir des discours peu sensés, et oser tout ce que la force du mal contraint de faire ; après avoir dit que le sage ne saurait être esclave, vous ne disconvenez pas qu’il puisse être vendu, exécuter les ordres d’un maître et lui rendre de serviles offices. Ainsi de vos airs si fiers, si sourcilleux, vous redescendez aussi bas que les autres : vous n’avez changé que le nom des choses. C’est pourquoi je soupçonne quelque artifice pareil dans votre maxime, au premier abord belle et magnifique : Le sage ne recevra ni injure ni humiliation. Or il importe beaucoup de savoir si c’est au-dessus de l’indignation que tu le places, ou au-dessus de l’injure. Prétends-tu qu’il se résignera ? il n’a là aucun privilège ; il n’obtient qu’une chose vulgaire, et qui s’apprend par la continuité même des outrages, la patience. Mais si tu dis qu’il ne recevra pas d’injures, en ce sens que nul ne tentera de lui être hostile, toute affaire cessante je me fais stoïcien. » Je réponds que je n’ai pas voulu décorer le sage d’un attribut imaginaire et de mots pompeux, mais le mettre en un lieu où nulle injure ne puisse porter. « Eh quoi ! il n’y aura personne qui le harcèle, qui le provoque ? » Sans doute rien de si sacré dans la nature qui ne rencontre un profanateur ; mais ce qui offre un caractère céleste n’en habite pas moins une sphère sublime, encore que des impies dirigent contre une grandeur fort au-dessus d’eux des coups qui ne l’atteindront pas. Nous appelons invulnérable, non ce qui n’est point frappé, mais ce que rien ne blesse. À ce signe-là reconnais le sage. N’est-il pas vrai que la force qui triomphe est plus sûre que celle qui n’a point d’assaillants ? Si l’on doute d’une puissance non éprouvée, on doit tenir pour ferme et avérée celle qui a repoussé toutes les attaques6. Apprends de même que le sage est de trempe meilleure, quand nulle injure ne peut lui nuire, que quand on ne lui en fait aucune. Le brave, à mes yeux, est l’homme que ni les guerres ne subjuguent, ni l’approche d’une force ennemie n’épouvante, non celui qui s’engraisse d’oisiveté au milieu de peuples indolents : c’est sur un sage de ce premier modèle que l’injure est impuissante. Il n’importe donc quelle multitude de traits on lui lance, s’il est impénétrable à tous. Il y a de certaines pierres dont la dureté est à l’épreuve du fer ; aucun outil ne peut couper, ni tailler, ni user le diamant, qui les émousse tous par sa vertu