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DE LA CONSTANCE DU SAGE.

XV. Cessez donc de dire : « Le sage ne recevra-t-il pas d’injure, s’il est meurtri de coups, si on lui arrache un œil ? Ne recevra-t-il pas d’offense, s’il est poursuivi sur le forum des grossiers propos d’hommes impurs ; si au festin d’un riche on le condamne à se placer au bas bout de la table et à manger avec les valets chargés des plus vils emplois ; s’il est contraint d’essuyer ce qu’on peut imaginer de plus révoltant pour une âme bien née ? » Quelque répétés, quelque graves que deviennent de tels procédés , ils ne changeront pas de nature. Si de minces offenses ne le touchent pas, de plus grandes échoueront de même ; s’il n’est pas ému pour peu, il ne le sera pas pour beaucoup. Mais, la mesurant sur votre faiblesse, vous jugez au hasard une grande âme, et calculant jusqu’où vous pensez qu’irait votre patience, vous placez quelque peu plus loin le terme de celle du sage[1] ; or lui, sa vertu l’a établi sur les confins d’un autre monde : il n’a rien de commun avec vous. Aussi quelque durs, quelque lourds à endurer, quelque repoussants que soient de nom ou d’aspect tous vos fléaux, leur masse ne saurait l’accabler : tel il résisterait à chacun, tel il résiste à tous. Dire que le sage supportera ceci et qu’il ne supporterait pas cela, emprisonner une telle grandeur dans vos arbitraires limites, mauvaise logique : la Fortune triomphe de nous, si nous ne triomphons complètement d’elle. Et ne crois pas que ce soit ici de l’insensibilité stoïque. Épicure, que vous adoptez comme patron de votre lâcheté, qui ne prêche, selon vous, que mollesse, indolence et tout ce qui mène aux voluptés, Épicure a dit : « Rarement la fortune trouve le sage en défaut. » Que voilà presque parler en homme ! Ah ! dis d’un ton plus ferme encore, qu’elle n’a nul accès près de lui ! Voici la maison du sage, petite, sans ornements, sans fracas, sans appareil, sans portiers qui en surveillent l’entrée, qui vont classant la foule avec un dédain de mercenaires ; mais ce seuil vide de sentinelles, libre de concierges, la Fortune ne le franchit point ; elle sait que pour elle il n’y a point place où rien ne vient d’elle. Que si Épicure même, qui a tant accordé aux sens, porte à l’injure ce fier défi, quel effort chez nous peut sembler incroyable ou au-dessus de la nature humaine ? Il prétend que l’injure est supportable pour le sage, nous que pour le sage elle n’existe pas.

XVI. Ne dis point que cela répugne à la nature. Nous ne

  1. Voir les Lettres LXXI et CXVI.