Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/351

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
314
DE LA BRIÈVETÉ DE LA VIE.

généreuse. La vie, pour qui sait l’employer, est assez longue. Mais l’un est possédé par l’insatiable avarice ; l’autre s’applique péniblement à d’inutiles labeurs ; un autre est plongé dans l’ivresse, ou croupit dans l’inaction, ou s’épuise en intrigues toujours à la merci des suffrages d’autrui, ou, poussé par l’aveugle amour du négoce, court dans l’espoir du gain sur toutes les terres, sur toutes les mers. Dévorés de la passion des armes, certains hommes ne rêvent que périls pour l’ennemi, ou tremblent pour eux-mêmes ; ceux-ci, pour faire aux grands une cour sans profit, se consument dans une servitude volontaire. Ceux-là, sans nul relâche, ambitionnent la fortune d’autrui ou maudissent la leur. Le plus grand nombre, sans but déterminé, sont les jouets d’un esprit mobile, irrésolu, mécontent de soi, qui les promène de projets en projets. Quelques-uns ne trouvent rien qui leur plaise et où ils doivent diriger leurs pas : engourdis et bâillants, la mort vient les surprendre ; tant cette sentence, échappée comme un oracle de la bouche d’un grand poëte[1], est à mon sens incontestable

De notre vie, hélas ! la plus grande partie
Est celle où nous vivons le moins.

Tout le reste n’est point vie, mais durée[2]. Les vices sont là qui assaillent ces hommes de toute part, qui ne souffrent pas qu’ils se relèvent, qu’ils portent en haut leur regard, pour voir où luit la vérité : ils les tiennent plongés, abîmés dans d’immondes désirs 3. Jamais loisir de revenir à soi : si parfois le hasard les gratifie d’un peu de calme, comme sur une mer profonde, où les vagues roulent encore après la tempête, leur agitation persiste, les passions ne leur laissent jamais de repos 4.

Je ne parle là, penses-tu, que de gens dont chacun avoue les misères. Vois les heureux autour desquels la foule s’empresse : leur prospérité les suffoque. Que de riches auxquels pèsent leurs richesses ! Que d’hommes dont l’éloquence ardente à s’étaler, à fournir chaque jour sa carrière, arrache le sang de leurs poumons 5 ! Combien sont pâles de leurs continuelles débauches ! Combien immolent complètement leur liberté au peuple de clients qui déborde autour d’eux ! Parcours enfin tous les rangs, des plus humbles aux plus élevés : l’un assigne, l’autre comparaît ; l’un est accusé, l’autre défenseur,

  1. Ménandre.
  2. Lemaire : certum… omne spatium. Tous les Mss., sauf un : ceterum…