Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/359

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comme notre existence se perd, à différer. Voilà ce qui leur dérobe successivement les jours les plus près d’eux, et leur vole le présent 15 en leur promettant l’avenir. Le plus grand empêchement à la vie, c’est l’attente, que tient en suspens le lendemain. Tu perds le jour actuel : ce qui est aux mains de la Fortune, tu le veux régler ; ce qui est aux tiennes, tu le lâches. Que prétends-tu ? Où élances-tu ton être ? Tout ce qui est à venir repose sur l’incertain. Vis dès cette heure. Entends le cri du plus grand de nos poëtes ; ne dirait-on pas qu’une bouche divine a dicté à sa muse cette salutaire pensée :

Tous vos jours les meilleurs, ô mortels misérables,
Fuient les premiers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Que tardes-tu ? semble-t-il dire ; qu’attends-tu ? Si tu ne t’empares de ce jour, il fuit ; quand tu t’en seras emparé, il fuira encore. Il faut donc combattre la rapidité du temps par la promptitude à en user 16. Cette cascade qui se précipite ne coulera pas toujours : hâte-toi de puiser. Ce qui condamne encore admirablement tes plans illimités, c’est que le poëte ne parle pas même de saisons, mais de jours. Tranquille, et dans cette effrayante fuite des temps, nonchalamment immobile, ce sont des mois, des années, une longue suite d’années que dans tes rêves ambitieux il te plaît d’accumuler ; or de quoi te parle-t-on ? d’un jour, et d’un jour qui fuit. Il n’est donc que trop vrai : tous les meilleurs jours fuient les premiers pour les malheureux mortels, pour ceux bien entendu qui se tourmentent de soins frivoles et, encore enfants par l’intelligence, se voient surpris par la vieillesse, à laquelle ils arrivent sans apprêts, sans armes. Ils n’ont pourvu à rien : ils tombent tout à coup et en aveugles aux mains de l’ennemi : ils ne sentaient pas ce qu’il gagnait journellement sur eux. De même qu’un entretien, une lecture, quelque pensée qui les absorbe dérobe aux voyageurs la longueur du chemin ; ils se voient arrivés avant de s’imaginer qu’ils approchaient : ainsi le voyage rapide et continuel de la vie, où l’on marche, soit éveillé, soit endormi, toujours du même pas, ces malheureux préoccupés ne le jugent bien qu’au terme fatal.

X. Un tel sujet, si je voulais le diviser et l’étendre sous différents titres, me fournirait des preuves en foule, pour démontrer que la vie de ces hommes se réduit à bien peu de chose. Fabianus, qui n’était pas de ceux qui ne sont philosophes qu’en chaire, mais un franc philosophe du vieux temps, avait cou-