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DE LA BRIÈVETÉ DE LA VIE.

ne tiendra pas à eux que plus tu auras pris, plus tu ne puises encore. Quelle félicité, quelle belle vieillesse est réservée au client de ces grands patrons ! Il aura en eux des amis pour délibérer, sur les moindres comme sur les plus graves objets, pour leur demander tous les jours conseil sur lui-même, pour entendre d’eux la vérité sans offense, l’éloge sans flatterie, pour se former à leur image. Nul n’a eu le privilége de se choisir ses aïeux, dit-on tous les jours ; c’est le sort qui les donne. On se trompe : l’homme peut désigner à qui il devra sa naissance. Il y a des familles de nobles génies : à laquelle veux-tu appartenir ? Choisis, et non-seulement son nom, mais ses richesses seront les tiennes. Il ne te faudra ni avarice, ni épargne sordide pour les conserver ; elles grossiront d’autant plus que tu en feras part à plus de monde. Ces sages t’ouvriront la voie à l’immortalité ; ils t’élèveront à un poste d’où nul ne te précipitera : voilà l’unique secret de prolonger cette périssable vie, que dis-je ? de l’échanger contre une vie qui ne périt point. Les honneurs, les monuments, tout ce que l’ambition fait décréter ou s’édifie de ses propres mains, s’écroule bien vite : il n’est rien qu’à la longue le temps ne détruise, le temps qui moissonne sitôt ce que lui-même 25 avait consacré. La sagesse est à l’abri de ses coups. Aucun siècle ne l’effacera, ni ne la mettra en poudre ; l’âge suivant et de proche en proche tous les âges ultérieurs ajouteront à la vénération qu’elle inspire : car si l’envie s’attache aux gloires contemporaines, on admire plus franchement celles qui déjà sont loin de nous 26.

Ainsi la vie s’agrandit pour le sage : pour lui ne sont point faites les limites imposées au reste des hommes. Seul affranchi des lois de l’humanité, tous les siècles lui sont soumis, comme à Dieu. Le passé, il le ressaisit par le souvenir ; le présent, il sait l’employer ; l’avenir, il en jouit d’avance. Elle est longue sa vie, parce que sur ce seul point du temps il concentre tous les temps. Mais qu’elle est courte et soucieuse l’existence de ceux qui, oublieux du passé, négligent le présent et tremblent pour l’avenir ! Arrivés au terme, ils reconnaissent trop tard, les malheureux, combien ils ont été longtemps occupés sans rien faire.

XVI. Et ne dis pas : « Une preuve que leur vie est longue, c’est qu’ils invoquent quelquefois la mort. » Tristes jouets de leur folie et de passions qui, ne sachant où se prendre, donnent tête baissée contre l’objet même de leur frayeur, souvent