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SUR MADAME DE SÉVIGNÉ.

Peu de jours après le mariage, le marquis de Sévigné emmena sa femme à sa terre des Rochers, qui est à une lieue et demie de Vitré. Ces pauvres Rochers, comme madame de Sévigné les appelle, étaient pour de jeunes époux, tous deux d’un caractère très gai, un bien sévère séjour. Leur vieux château, situé sur une hauteur, mais d’où la vue avait peu d’étendue, s’élevait au milieu d’une campagne mal cultivée et dont l’aspect était triste. Les grands bois sombres des Rochers étaient pleins de silence. Ce n’était plus l’air doux et gracieux de Livry, ses riants bosquets où le printemps était si frais, et le triomphe du mois de mai si charmant. Mais, par le plus heureux privilège, la sensibilité profonde et l’imagination rêveuse s’alliaient si bien chez madame de Sévigné à la grâce légère et vive d’un esprit enjoué, qu’elle savait jouir délicieusement de cette solitude faite exprès pour y bien rêver, et de la tranquillité de ces bois dont la beauté et la tristesse étaient extraordinaires. Ils lui semblaient même avoir quelque chose d’aimable. Il y avait des jours où leur verdure lui paraissait cent fois plus belle que celle de Livry[1]. Le souvenir des premiers temps de son mariage, où elle avait cru voir commencer pour elle, dans cette retraite un peu sauvage, une vie d’amour et de bonheur, put être pour beaucoup dans le charme qu’elle y trouva toujours. Il est certain qu’elle ne pensait pas uniquement aux jours qu’elle y avait passés avec sa fille, quand elle lui écrivait : « Il y a [ici] des souvenirs agréables ; mais il y en a de si vifs et de si tendres qu’on a peine à les supporter ; ceux que j’ai de vous sont de ce nombre. Ne comprenez-vous point bien l’effet qu’ils peuvent produire sur un cœur comme le mien[2] ? » Si elle retrouvait à Livry la mémoire de son insouciante et rieuse adolescence, les Rochers lui rappelaient ses illusions, trop tôt évanouies, de jeune femme ; nous pensons que bien des fois elle en évoquait les attendrissantes images dans ses grandes allées, dans la Solitaire, dans l’Infinie, qu’elle aimait tant à parcourir seule, le soir, quand les mélancoliques rayons de la lune glissaient à travers le feuillage des arbres tout chargés des devises qu’elle y avait inscrites pour fixer le souvenir de

  1. Lettre à madame de Grignan, du 20 octobre 1675.
  2. Lettre écrite des Rochers le 31 mai 1671.