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soupa : il y eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs dîners où l’on ne s’étoit point attendu. Cela saisit Vatel ; il dit plusieurs fois : « Je suis perdu d’honneur ; voici un affront que je ne supporterai pas. » Il dit à Gourville : « La tête me tourne, il y a douze nuits que je n’ai dormi ; aidez-moi à donner des ordres. » Gourville le soulagea en ce qu’il put. Ce rôti qui avoit manqué, non pas à la table du Roi[1], mais aux vingt-cinquièmes, lui revenoit toujours à la tête. Gourville le dit à Monsieur le Prince. Monsieur le Prince alla jusque dans sa chambre, et lui dit : « Vatel, tout va bien, rien n’étoit si beau que le souper du Roi. » Il lui dit : « Monseigneur, votre bonté m’achève ; je sais que le rôti a manqué à deux tables. — Point du tout, dit Monsieur le Prince, ne vous fâchez point, tout va bien. » La nuit vient : le feu d’artifice ne réussit pas, il fut couvert d’un nuage ; il coûtoit seize mille francs[2]. À quatre heures du matin, Vatel s’en va partout, il trouve tout endormi, il rencontre un petit pourvoyeur qui lui apportoit seulement deux charges de marée ; il lui demanda : « Est-ce là tout ? » Il lui dit : « Oui, Monsieur. » Il ne savoit pas que Vatel avoit envoyé à tous les ports de mer. Il attend quelque temps ; les autres pourvoyeurs ne viennent point ; sa tête s’échauffoit, il croit qu’il n’aura point d’autre marée ; il trouve Gour-

  1. D’après la relation de la Gazette, il y eut à Chantilly quatre tables principales : la première pour le Roi et Monsieur ; la seconde tenue par le prince de Condé ; la troisième par le duc d’Enghien ; la quatrième par le duc de Longueville ; et cinquante-six autres tables. Gourville (tome LII, p. 436) dit « qu’on avoit fait mettre quantité de tentes sur la pelouse de Chantilly, où on servit toutes les tables qui avoient accoutumé de se servir chez le Roi, et dans d’autres endroits ; et encore plusieurs tables que l’on faisoit servir à mesure qu’il y avoit des gens pour les remplir. » Voyez la lettre 158, p. 172.
  2. 3. Gourville dit que toute la fête coûta plus de 180 000 livres à Monsieur le Prince.