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GRIEF DES DAMES


Bienheureux es-tu, lecteur[1], si tu n’es point de ce sexe, qu’on interdict de tous les biens, l’interdisant de la liberté : 298 ouy qu’on interdict encore à peu pres, de toutes les vertus, luy soustrayant le pouvoir, en la moderation duquel la pluspart 299, d’elles se forment ; afin de luy constituer pour seule felicité, pour vertus souveraines et seules, 300 ignorer, faire le sot et servir. Bienheureux derechef, qui peux estre sage sans crime : ta qualité d’homme te concedant, autant qu’on les defend aux femmes 301, toute

  1. Le Grief des dames n’a paru qu’en 1626 dans l’Ombre de la damoiselle de Gournay. Il faut, par conséquent, le placer après l’Égalité qui est de 1622 et qui se trouve citée dans le Grief. On peut cependant supposer que Marie de Gournay avait depuis longtemps l’idée d’un petit écrit où elle donnerait libre cours à ses plaintes contre les hommes puisqu’on trouve dans la grande préface des Essais de 1595, celle-là même qu’elle devait annuler plus tard, pour la remplacer par un avis très court, comme un premier jet de ce traité. Cette ébauche reprise plus tard par l’auteur et un peu modifiée devait lui fournir l’apostrophe passionnée par où débute le Grief des dames. Après une sortie violente contre les critiques des Essais de Montaigne, Marie de Gournay déclare qu’elle ne reconnaît le droit de se mêler de juger ce livre qu’à ceux auxquels la méditation, la lecture et une parfaite indépendance d’esprit ont permis de comprendre la pensée de l’auteur. Elle n’admettra qu’à ce prix qu’on « corrige » la haute idée qu’elle a de cet ouvrage. Et prenant un chemin de traverse la fille d’alliance de Montaigne s’écrie : « Bien heureux es tu, Lecteur, si tu n’ez pas d’un sexe, qu’on ait interdit de tous les biens, l’interdisant de la liberté, et encores interdit de toutes les vertus, luy soubstrayant le pouvoir, en la modération de l’usage duquel elles se forment : affin de luy constituer pour vertu seulle et beatitude, ignorer et souffrir. Bien heureux, qui peuz estre sage sans crime, le sexe te concedant toute action, et parolle juste, et le credit d’en estre creu, ou pour le moins escouté. De moy, veux-je mettre mes gens à cet examen, ou il y a des cordes que les doigts féminins ne doibvent, dit-on, toucher : ou bien, eussé-je les argumens de Carneades, il n’y a si chetif qui ne me r’embarre avec solenne approbation de la compagnie assistante, par un soubsris, un hochet, ou quelque plaisanterie quand il aura dit, c’est une femme qui parle. Tel se taisant par mespris ravira le monde en admiration de sa gravité, qu’il raviroit d’autre sorte à l’adventure, si vous l’obligiez de mettre un peu par escript, ce qu’il eust voulu respondre aux propositions, et repliques de ceste femelle, s’elle eust esté masle. Un autre arresté de sa foiblesse à my-chemin, souz couleur de ne vouloir pas importuner son adversaire, sera dit victorieux, et courtois ensemble. Cetuy-là disant trente sottises, emportera le prix encore par sa barbe. Cestuy-cy sera frappé qui n’a pas l’entendement de le sentir d’une main de femme : et tel autre le sent, qui tourne le discours en risee, ou bien en escopeterie de caquet perpetuel, sans donner place aux responces : ou il le tourne ailleurs, et se met à vomir plaisamment force belles choses qu’on ne luy demande pas. Luy qui sçait combien il est aysé de faire son prouffit des oreilles de l’assistance, qui pour se trouver tres-rarement capable de juger de l’ordre et conduitte de la dispute, et de la force des combattans, ou de ne s’esblouyr pas à l’esclat de ceste vaine science qu’il crache (comme s’il estoit question de rendre compte de sa leçon, et non pas de respondre) ne peult s’appercevoir quand ces gallanteries là sont fuitte ou victoire. Cet autre en fin, bravant une femme fera cuider à sa grand’mere, que s’il n’estoit pitoyable, Hercules ne vivroit pas. Heureux à qui pour emporter le prix il ne faille que fuir les coups ; et qui puisse acquerir autant de gloire qu’il veult espargner de labeur. Bravant dis-je une femme offusquée et atterrée en outre, d’une profonde tardiveté d’entendement et d’invention, d’une memoire si tendre, que trois raisons d’un adversaire qu’elle voudroit retenir en disputant, l’accablent, de la simplicité de sa condition, et sur tout d’un visage le plus ridiculement mol du monde. Je veux un mal si horrible à cette imperfection qui me blesse tant, qu’il faut que je l’injurie en public. Je pardonne à ceux qui s’en mocquent : se sont-ils obligez d’estre aussi habiles qu’Aristippus, ou Xenophon, pour aller discerner souz un visage qui rougit, autre chose qu’un esprit sot, ou vaincu ? Et si leur pardonne encore de penser, que telles confessions, que cecy, partent de folie : il est bien vray qu’elles sont esgalement communes aux fols, et aux sages : mais aux sages de tel degré que je ne puis aller jusques-là. »