Page:Schopenhauer - Écrivains et Style, 1905, trad. Dietrich.djvu/135

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toire tragique de la littérature, où il montrerait comment les diverses nations ont traité pendant leur vie les grands écrivains et les grands artistes qui sont leur suprême orgueil ; où il déroulerait devant nos yeux cette lutte sans fin que les œuvres bonnes et vraies de tous les temps et de tous les pays ont eu à soutenir contre les œuvres mauvaises et fausses à l’ordre du jour ; où il décrirait le martyre de presque tous les véritables éclaireurs de l’humanité, de presque tous les grands maîtres en chaque genre et en chaque art ; où il exposerait comment, à peu d’exceptions, ils se sont torturés dans la pauvreté et la misère, sans avoir été appréciés ni aimés, sans avoir laissé de disciples, tandis que gloire, honneurs et richesse étaient le partage des indignes. Ils ont eu le sort d’Ésaü, qui, tandis qu’il chassait pour rapporter du gibier à son père, se vit voler au logis par Jacob, revêtu de ses propres vêtements, la bénédiction de celui-là. Mais comme, malgré tout, l’amour de leur tâche soutenait ces éducateurs du genre humain jusqu’au terme de leur lutte pénible, le laurier de l’immortalité devint leur lot, et l’heure sonna où l’on put dire d’eux aussi :

La lourde cuirasse se change en un vêtement léger ;
Courte est la douleur, éternelle la joie[1].

Demander que quelqu’un retienne tout ce qu’il a lu, c’est demander qu’il conserve en lui tout ce qu’il a pu manger. Il a vécu physiquement de cette nourriture, intellectuellement de cette lecture, et est devenu par là

  1. « Der schwere Panzer wird zum Flügelkleide ;
    Kurz ist der Schmerz, unendlich ist die Freude ».

    Schiller, La Pucelle d’Orléans, derniers vers.