Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/103

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çonner ici que l’intuition est seulement empirique, et partant sujette à l’illusion, soupçon qui seul a pu introduire en géométrie la démonstration logique. Comme le temps n’a qu’une dimension, compter est l’unique opération arithmétique ; c’est à elle que se ramènent toutes les autres. Or cet acte de compter n’est pas autre chose qu’une intuition a priori, à laquelle on ne peut pas hésiter à se reporter ; elle seule, en dernière analyse, vérifie tout le reste, calcul ou équation. On ne prouve pas, par exemple, que  ; mais on se reporte à la pure intuition dans le temps, si bien que chaque proposition devient un axiome. Il n’y a pas en arithmétique cette masse de preuves qui encombre la géométrie ; la méthode y consiste, comme en algèbre, à abréger l’opération de compter. Notre intuition des nombres dans le temps, comme nous l’avons fait voir, ne va guère au delà de dix ; pour aller plus loin, il faut fixer dans un mot un concept abstrait du nombre qui représente l’intuition ; il est clair qu’alors celle-ci n’a plus lieu réellement, mais est simplement indiquée avec une grande précision. Cependant l’évidence intuitive de chaque calcul est rendue possible, grâce à l’ordre des nombres, qui permet de représenter toujours de plus grands nombres par l’adjonction des mêmes petits ; cette évidence se retrouve même dans le cas où l’abstraction est poussée si loin, que non seulement les nombres, mais des quantités indéterminées et des opérations entières n’existent que pour la pensée in abstracto, et ne sont exprimées qu’à cet effet ; telle est l’expression  ; on n’effectue pas ces opérations, on se borne a en poser le signe.

On aurait autant de raisons et des raisons aussi sûres de procéder en géométrie comme en arithmétique, et d’y asseoir la vérité sur l’intuition pure a priori. En réalité, c’est la nécessité reconnue intuitivement, conformément au principe de raison d’être, qui donne à la géométrie sa grande évidence ; c’est sur elle que repose la certitude qu’ont ses propositions dans la conscience de chacun : ce n’est pas du tout sur la preuve logique, — véritable béquille, — toujours étrangère à l’objet même qu’on étudie, vite oubliée dans la plupart des cas, sans que la conviction de l’élève en souffre, et qu’on pourrait tout à fait abandonner, sans que l’évidence de la géométrie en fût diminuée, puisque cette évidence est indépendante d’elle, et que la preuve, en définitive, se borne à démontrer une chose dont un autre mode de connaissance nous a déjà parfaitement convaincus. Elle ressemble à un lâche soldat qui achève un ennemi blessé et se vante ensuite de l’avoir tué[1].

  1. Spinoza, qui se flatte toujours de procéder à la manière géométrique (more geometrico), l’a fait en réalité plus encore qu’il ne s’en doutait. En effet, il ne lui