Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/113

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vient de jouer une scène et qui, en attendant l’autre, va prendre place parmi les spectateurs, regarde de sang-froid le déroulement de l’action qui se continue sans lui, fût-ce les préparatifs de sa mort, puis revient pour agir ou souffrir, comme il le doit. De cette double vie résulte pour l’homme ce sang-froid, si différent de la stupidité de l’animal privé de raison. C’est grâce à lui qu’après avoir réfléchi, pris une résolution ou s’être résigné à la nécessité, il subit ou accomplit des actes qu’il considère comme nécessaires ou, parfois, comme épouvantables : le suicide, la peine de mort, le duel, ces témérités de toute espèce qu’on paie de la vie, et en général toutes les nécessités contre lesquelles se révolte la nature animale. Alors, on voit dans quelle mesure la raison commande à cette nature et crie au brave : σιδηρειον νυ τοι ητορ (ferreum certe tibi cor !) [Iliade, XXIV, 521]. La raison ici, — on peut le dire maintenant, — est vraiment pratique ; partout où l’action est dirigée par la raison, où les motifs sont des concepts abstraits, où l’on n’est pas dominé par une représentation intuitive isolée, ni par l’impression du moment, qui entraîne l’animal, dans toutes ces circonstances, la raison se montre pratique. Mais que tout cela diffère absolument et soit indépendant de la valeur morale de l’action, qu’une action raisonnable et une action vertueuse soient deux choses différentes, que la raison s’allie aussi bien avec la plus noire méchanceté qu’avec la plus grande bonté et prête à l’une ou à l’autre une énergie considérable par son concours, qu’elle soit également prête et puisse aussi bien servir à exécuter méthodiquement, et avec suite, un bon et un mauvais dessein, des maximes prudentes et des maximes insensées, et que tout cela résulte de sa nature pour ainsi dire féminine, qui peut recevoir et conserver, mais non créer par elle-même, — tout cela je l’ai déduit dans mon Supplément, et éclairci par des exemples. Ce que j’en ai dit trouverait ici naturellement sa place, mais j’ai dû le reléguer dans mon Supplément, à cause de la polémique contre la prétendue raison pratique de Kant ; je ne puis qu’y renvoyer.

Le développement le plus parfait de la raison pratique, au vrai sens du mot, le plus haut point auquel l’homme puisse arriver par le simple emploi de sa raison, — par où se montre le plus clairement la différence qui le sépare des animaux, — c’est l’idéal représenté par la sagesse stoïcienne. Car l’éthique stoïcienne, à son origine et dans son essence, n’est pas une science de la vertu, mais un ensemble de préceptes pour vivre selon la raison ; chez elle, le but de la vie, c’est le bonheur obtenu par le repos de l’esprit. La vertu ne se rencontre chez les stoïciens que par accident ; elle est un moyen, et non une fin. C’est pourquoi l’éthique stoïcienne, par son essence et son point de vue, diffère absolument des systèmes de morale