Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/116

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joie vive est-elle une erreur, une illusion, parce que la jouissance du désir satisfait n’est pas de longue durée, et aussi parce que tout notre bien ou tout notre bonheur ne nous est donné que pour un temps, et comme par hasard, et peut par conséquent nous être ravi tout à l’heure. Toutes nos douleurs viennent de la perte d’une semblable illusion ; et ainsi nos biens et nos maux viennent tous d’une connaissance incomplète ; voilà pourquoi la douleur et les gémissements sont étrangers au sage, et pourquoi rien ne saurait ébranler son ataraxie.

Fidèle à cet esprit et aux tendances du Portique, Epictète commence par là, et arrive à son tour à cette idée, qui est comme le centre de sa philosophie, — qu’il faut bien distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, et n’établir aucun fondement sur le premier, moyennant quoi on ne connaîtra jamais ni la douleur, ni la souffrance, ni l’angoisse. Mais la seule chose qui dépende de nous, c’est la volonté ; et ainsi on se rapproche peu à peu de la morale proprement dite, après qu’on a remarqué que, — si nos maux et nos biens nous viennent du monde extérieur, qui ne dépend pas de nous, — le contentement ou le mécontentement intérieur nous vient de la volonté. Après cela, on se demanda si c’était aux deux premiers, ou aux deux autres, qu’il fallait donner les noms de bonum et malum. À vrai dire, il n’y avait rien là que d’arbitraire, et le nom ne changeait rien à la chose. Néanmoins les stoïciens engagèrent là-dessus des discussions interminables avec les péripatéticiens et les épicuriens ; et ils passèrent leur temps à établir une comparaison impossible entre deux quantités irréductibles l’une à l’autre, et à se jeter mutuellement à la tête les sentences opposées et paradoxales, qu’ils déduisaient. Cicéron nous a transmis, dans ses Paradoxa, un recueil intéressant de ces doctrines stoïciennes.

Zénon, le fondateur du Portique, semble d’abord avoir pris un tout autre chemin. Son point de départ était celui-ci : Pour arriver au souverain bien, c’est-à-dire à la félicité, au repos de l’esprit, il faut vivre d’accord avec soi-même : ομολογουμενως ζην τουτο δε εστι καθ’ενα λογον και συμφωνον ζην (consonanter vivere : hoc est secundum unam rationem et concordem sibi vivere) [Stob., Ecl., eth., L. II, C. vii, p. 132]. Ailleurs : αρετην διαθεσιν ειναι ψυχης συμφωνον εαυτη περι ολον τον βιον (virtutem esse animi affectionem secum per totam vitam consentientem) [ibid., p. 104]. Mais cela n’était possible qu’à condition de se déterminer raisonnablement, d’après des principes, et non d’après des impressions changeantes et des caprices, surtout si l’on considère que les maximes seules de notre conduite, et non le succès ou les circonstances extérieures, sont en notre pouvoir. Pour être toujours conséquent avec soi, il fallait donc