Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/155

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de chaque forme ou de manifestations isolées de chaque force, vu que cette pluralité a pour condition immédiate le temps et l’espace, formes qu’elle-même ne peut jamais revêtir. Elle se manifeste aussi bien et autant dans un chêne que dans un million de chênes ; sa multiplicité dans le temps et dans l’espace n’a aucun sens par rapport à elle, mais uniquement par rapport à la pluralité des individus connaissant dans le temps et dans l’espace, et qui y sont multiples et divers, mais dont la pluralité n’atteint que son phénomène, et non pas elle : aussi peut-on supposer que si, par impossible, un seul être, fût-il le plus humble, venait à s’anéantir entièrement, le monde entier devrait disparaître. C’est ce qu’a bien senti le grand mystique Angelus Silesius :

Ich weiss, dass ohne mich Gott nicht ein Nu kann leben :
Werd’ich zunicht ; er muss von Noth den Geist aufgeben.

(Je sais que sans moi Dieu ne peut vivre un seul instant. Si je meurs, il faut qu’il rende l’esprit.)

On a essayé de diverses manières de faire comprendre à l’intelligence de chacun l’immensité du monde, et l’on y a vu un prétexte à considérations édifiantes, comme, par exemple, sur la petitesse relative de la terre et de l’homme, et, d’autre part, sur la grandeur de l’intelligence de ce même homme si faible et si misérable qui peut connaître, saisir et mesurer même cette immensité du monde ; et d’autres réflexions de ce genre. Tout cela est fort bien ; mais, pour moi qui considère la grandeur du monde, l’important de tout cela, c’est que l’Être en soi dont le monde est le phénomène, — quel qu’il puisse être, — ne peut s’être divisé, morcelé ainsi dans l’espace illimité, mais que toute cette étendue infinie n’appartient qu’à son phénomène, et qu’il est lui-même présent tout entier dans chaque objet de la nature, dans chaque être vivant. Aussi on ne perd rien à s’en tenir à un seul objet, et il n’est pas besoin, pour acquérir la vraie sagesse, de mesurer tout l’univers, ou, ce qui serait plus raisonnable, de le parcourir en personne ; il vaut beaucoup mieux étudier un seul objet, dans l’intention d’apprendre à en connaître et à en saisir parfaitement la véritable essence.

En conséquence, ce qui va suivre, et ce qui s’est imposé déjà de lui-même à l’esprit de tout disciple de Platon, sera l’objet, dans le livre suivant, de longues considérations ; c’est que ces différents degrés de l’objectivation de la volonté qui sont exprimés dans la multiplicité des individus, comme leurs prototypes, ou comme les formes éternelles des choses, ces formes n’entrent pas dans l’espace et dans le temps, milieu propre à l’individu ; elles sont fixes, non soumises au changement ; leur existence est toujours actuelle, elles