Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/18

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Kant ? Ils sont de longue main habitués à prendre pour une pensée philosophique le plus vide des bavardages, à traiter de finesse une sophistique misérable, et de dialectique un art puéril de déraisonner ; à force d’accepter les combinaisons les plus insensées de termes contradictoires, où l’esprit se torture et s’épuise inutilement à découvrir un sens intelligible, ils en sont arrivés à se fêler le cerveau. Ce n’est pas d’une critique de la raison, d’une philosophie qu’ils auraient besoin, mais bien d’une medicina mentis, et d’abord, en guise de purgatif, d’un petit cours de sens-communologie[1] ; après quoi on verrait s’il y a lieu de leur parler philosophie. C’est donc en vain que la doctrine de Kant serait cherchée ailleurs que dans ses propres ouvrages, toujours féconds en enseignements, même quand ils contiennent des fautes ou des erreurs. C’est surtout de son originalité qu’on doit dire, ce qui s’applique d’ailleurs à tout vrai philosophe, qu’il ne peut être connu que par ses propres écrits, et jamais par ceux des autres. Car les pensées des intelligences d’élite ne se prêtent pas au filtrage à travers un esprit ordinaire. Conçues sous ces fronts larges, élevés et proéminents, au-dessous desquels brille une prunelle de flamme, elles perdent toute vigueur et toute vie, ne sont plus elles-mêmes, transportées entre les étroites parois de ces crânes bas, déprimés et épais, dont les regards errants semblent toujours épier quelque intérêt personnel. On ne saurait mieux comparer ces sortes de cerveaux qu’aux miroirs à surface inégale, où les objets apparaissent tout contournés et déprimés, et présentent, au lieu d’une figure aux belles proportions, une image grimaçante. Les conceptions philosophiques ne peuvent être communiquées que par les génies mêmes qui les ont créées ; et si l’on se sent attiré vers la philosophie, c’est dans l’intime sanctuaire de leurs œuvres qu’il faut aller consulter les maîtres immortels. Les chapitres essentiels des livres d’un véritable penseur jettent cent fois plus de jour sur ses doctrines que les languissantes et confuses analyses, produits d’intelligences médiocres et presque toujours entêtées du système à la mode ou d’opinions à elles. Ce qu’il y a de vraiment étonnant, c’est l’avidité et la préférence marquée du public pour ces productions de seconde main. On dirait qu’il existe une affinité élective qui attire l’un vers l’autre les êtres vulgaires ; il semble que la parole d’un grand homme leur soit plus agréable, lorsqu’elle passe par la bouche d’un de leurs pareils. Peut-être aussi pourrait-on voir là une explication du principe de l’enseignement mutuel, en vertu duquel les leçons dont les enfants profitent le mieux sont celles qu’ils reçoivent de leurs camarades.

  1. En français dans le texte.