Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/187

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tions de temps, en effet, ne concernent que le phénomène de l’idée, nullement l’idée elle-même. Par suite, nous pouvons donner à cette méthode d’explication une valeur rétroactive et admettre non seulement que chaque espèce s’est accommodée aux circonstances préexistantes, mais encore que les circonstances préexistantes elles-mêmes ont eu pour ainsi dire égard aux êtres qui viendraient un jour. Car c’est bien une seule et unique volonté qui s’objective dans le monde tout entier : elle ne connaît point le temps ; car le temps, cette expression du principe de raison, n’a de valeur ni pour elle, ni pour son objectité primitive, les idées, mais seulement pour la modalité dans laquelle les idées sont connues des individus périssables eux-mêmes, je veux dire pour le phénomène des idées. Aussi, dans les présentes considérations sur la manière dont l’objectivation de la volonté se fragmente en différentes idées, l’ordre de consécution dans le temps est tout à fait sans importance ; supposons une idée dont le phénomène, conformément au principe de causalité qui le régit en tant que phénomène, se présente plus tôt dans la série des temps, cette idée n’a, par le fait, aucun avantage sur celle dont le phénomène se présente plus tard ; cette dernière, au contraire, est justement l’objectivation la plus parfaite de la volonté, objectivation à laquelle les objectivations précédentes ont dû s’adapter, comme elle s’adapte elle-même aux précédentes. Ainsi la course des planètes, l’inclinaison de l’écliptique, la rotation de la terre, le partage du continent et de la mer, l’atmosphère, la lumière, la chaleur et tous les phénomènes analogues, qui sont dans la nature ce qu’est dans l’harmonie la base fondamentale, se sont conformés avec précision aux races futures d’êtres vivants dont ils devaient être les rapports et les soutiens. Le sol s’adapte à la nourriture des plantes, les plantes à la nourriture des animaux, les animaux à la nourriture de l’homme, et réciproquement. Toutes les parties de la nature se rencontrent, parce que c’est une seule volonté qui se manifeste en elles toutes et que la suite des temps est complètement étrangère à son objectité primitive, à la seule qui soit adéquate[1], je veux dire aux Idées. Aujourd’hui que les espèces n’ont plus à naître, mais seulement à subsister, nous constatons encore çà et là cette prévoyance de la nature qui s’étend jusque dans l’avenir et qui fait pour ainsi dire abstraction de la suite des temps ; c’est une accommodation de ce qui existe présentement à ce qui est encore à venir. C’est ainsi que l’oiseau bâtit un nid pour des petits qu’il ne connaît pas encore ; de même le castor élève une construction dont le but lui est inconnu ; la fourmi, le hamster, l’abeille amassent des provisions pour l’hiver qu’ils

  1. Cette expression sera définie dans le livre suivant.