Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/191

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semblera même absurde. Il montrera par là qu’il a conscience de n’être que volonté, qu’il regarde ses volitions comme se comprenant d’elles-mêmes, et n’a besoin que pour ses actions particulières, et pour le moment où elles ont lieu, de la détermination spéciale des motifs.

L’absence de tout but et de toute limite est, en effet, essentielle à la volonté en soi, qui est un effort sans fin. Nous avons déjà touché plus haut à la question, en parlant de la force centrifuge : le fait se manifeste aussi, sous sa forme la plus simple, au plus bas degré d’objectité de la volonté, dans la pesanteur ; on y voit nettement l’effort continuel, joint à l’impossibilité d’atteindre le but. Supposons que, comme elle y tend, toute la matière existante ne forme qu’une masse : à son intérieur, la pesanteur qui tendrait vers le centre, continuerait à lutter contre l’impénétrabilité, sous forme de rigidité ou d’élasticité. L’effort de la matière ne peut qu’être continu, il ne peut être jamais réalisé ni satisfait. C’est ce qu’il a de commun avec toutes les forces qui sont des manifestations de la volonté : le but qu’elle atteint n’est jamais que le point de départ d’une carrière nouvelle, et cela à l’infini. La plante, qui est une de ces manifestations, se développe, et forme, du bourgeon primitif, la tige, les feuilles, les fleurs, les fruits : mais le fruit est lui-même l’origine d’un nouveau bourgeon, d’un nouvel individu, qui recommence à parcourir la vieille carrière, et cela éternellement. Il en est de même du cours de la vie chez les animaux : la procréation en est le plus haut point ; cet acte accompli, la vie du premier individu s’éteint plus ou moins vite, pendant qu’un autre assure à la nature la conservation de l’espèce, et recommence le même phénomène. C’est encore une simple manifestation de cet effort et de ce mouvement perpétuels que le renouvellement continuel de la matière dans chaque organisme ; les physiologistes n’y voient plus aujourd’hui un renouvellement nécessaire de la matière consommée par le mouvement : l’usure possible de la machine ne saurait équivaloir à l’apport constant de la nourriture ; un éternel devenir, un écoulement sans fin, voilà ce qui caractérise les manifestations de la volonté. Il en est aussi de même des efforts et des désirs de l’homme : leur accomplissement, but suprême de la volonté, miroite devant nous ; mais, dès qu’ils sont atteints, ils ne sont plus les mêmes ; on les oublie, ils deviennent des vieilleries, et, qu’on se le cache ou non, on finit toujours par les mettre de côté, comme des illusions disparues. Trop heureux celui qui garde encore un désir et une aspiration : il pourra continuer ce passage éternel du désir à sa réalisation, et de cette réalisation à un nouveau désir ; quand ce passage est rapide, il est le bonheur ; il est la douleur s’il est lent. Mais au moins il n’est pas cette immobilité qui produit un