Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/214

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rences ». — C’est à croire que, pour que le génie se manifeste dans un individu, cet individu doit avoir reçu en partage une somme de puissance cognitive qui excède de beaucoup celle qui est nécessaire pour le service d’une volonté individuelle ; c’est cet excédent qui, devenu libre, sert à constituer un objet affranchi de volonté, un clair miroir de l’être du monde. — Par là s’explique la vivacité que les hommes de génie poussent parfois jusqu’à la turbulence : le présent leur suffit rarement, parce qu’il ne remplit point leur conscience ; de là leur inquiétude sans répit ; de là leur tendance à poursuivre sans cesse des objets nouveaux et dignes d’étude, à souhaiter enfin, presque toujours sans succès, des êtres qui leur ressemblent, qui soient à leur taille et qui les puissent comprendre. Le vulgaire, au contraire, pleinement repu et satisfait de la routine actuelle, s’y absorbe ; il trouve partout des égaux ; de là cette satisfaction particulière qu’il éprouve dans le train de la vie et que le génie ne connaît pas. — On a voulu voir dans l’imagination un élément essentiel du génie, ce qui est fort légitime ; on a même voulu identifier complètement les deux mais c’est là une erreur. Les objets du génie considéré comme tel, sont les Idées éternelles, les formes persistantes et essentielles du monde et de tous ses phénomènes ; or, là où règne la seule imagination, elle s’emploie à construire des châteaux en Espagne destinés à flatter l’égoïsme et le caprice personnel, à les tromper momentanément et à les amuser ; mais dans ce cas, nous ne connaissons jamais à proprement parler que les relations des chimères, ainsi combinées. Celui qui se livre à ce jeu est un fantasque : il arrivera facilement à faire passer dans la réalité les images dont il enchante sa méditation solitaire, et il deviendra, par le fait, impropre à la vie pratique ; peut-être mettra-t-il par écrit les rêves de son imagination : c’est de là que nous viennent ces romans ordinaires de tous genres qui font la joie du gros public et des gens semblables à leurs auteurs ; car le lecteur rêve qu’il est à la place du héros, et il trouve une pareille représentation fort agréable.

L’homme ordinaire, ce produit industriel que la nature fabrique à raison de plusieurs milliers par jour, est, comme nous l’avons dit, incapable, tout au moins d’une manière continue, de cette aperception complètement désintéressée à tous égards qui constitue à proprement parler la contemplation : il ne peut porter son attention sur les choses que dans la mesure où elles ont un certain rapport avec sa propre volonté, quelque lointain que soit ce rapport. Comme, à ce point de vue, où la connaissance des relations est seule nécessaire, le concept abstrait de la chose est suffisant et le plus souvent préférable, l’homme ordinaire ne s’attarde point longtemps